Les Inrockuptibles

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A 90 ans, JOHN LE CARRÉ signe le plus grand texte contre le Brexit et l’hypocrisie de l’Angleterre. Son vingt-cinquième roman, Retour de service, est à lire d’urgence.

- Nelly Kaprièlian

Retour de service de John le Carré

AU BORD DE LA TAMISE, FAISANT PRESQUE FACE À LA TATE BRITAIN, trône une sorte de bunker massif à l’architectu­re comme inspirée du Gotham City imaginé par Tim Burton. C’est le siège du MI6, autrement dit “Le Bureau” dans le dernier roman de John le Carré, Retour de service ; tout autour, dans le quartier de Vauxhall, au sud de Londres, des tours géantes d’un certain mauvais goût futuriste – dont la Versace Tower, au design intérieur conçu par la styliste italienne Donatella Versace –, dont les appartemen­ts avec vue imprenable sur toute la ville et le fleuve semblent servir d’appâts pour attirer les riches du monde entier. A deux kilomètres de là, dans une petite rue résidentie­lle, la petite maison blanche où Vincent Van Gogh vécut et peignit pendant un an vient d’afficher à sa fenêtre un panneau déclarant “Bienvenue aux émigrants”.

Les paradoxes de ce petit périmètre londonien incarnent ceux du pays tout entier, de sa géopolitiq­ue et de ce qui nous occupe ici : le sujet de Retour de service. Sur fond de Brexit, le grand John le Carré vient de signer son roman le plus politique – c’est même une bombe qui, hélas, comme souvent, ne changera rien… –, le plus personnel et tout simplement l’un de ses meilleurs. Autour du narrateur, Nat, un agent vieillissa­nt de retour à Londres après des années passées à l’étranger à recruter des espions et à en retourner d’autres, qui espérait pouvoir passer des heures dans le jardin de sa femme, une avocate de gauche, vers Battersea Park, John le Carré va tisser une toile d’araignée constellée des maux de l’Angleterre, capturant son immense cynisme et l’exposant aux yeux de tous – c’est-à-dire nous.

C’est clair : le Brexit le dégoûte. Et il va placer dans les actes, mais surtout les discours de ses personnage­s, dont Nat, ce qu’il pense de son Angleterre en pleine “débâcle actuelle” : “Un gouverneme­nt conservate­ur sans majorité composé de bras cassés, un ministre des Affaires étrangères d’une ignorance crasse que je suis censé servir, les travaillis­tes aux pâquerette­s aussi, le délire absolu du Brexit...”

Ici, agents simples, agents doubles, voire triples, exhalent un certain parfum vintage. Par rapport à la complicité de l’Etat et de ses cols blancs avec la criminalit­é internatio­nale, ils en viendraien­t presque à faire figure d’enfants de choeur.

Difficile d’aborder Retour de service sans en dévoiler les intrigues, complots, et trahisons – disons simplement qu’aussitôt de retour, Nat est nommé à la tête du service Russie, en charge de surveiller criminels et agents russes établis en Angleterre.

Il y rencontre Florence, une jeune recrue idéaliste prête à en découdre avec les oligarques, qui monte une opération de surveillan­ce pour faire tomber l’un d’entre eux. En parallèle, Nat rencontre dans son club de badminton un jeune homme mystérieux, Ed, avec qui il va jouer tous les lundis soir. Celui-ci hait Trump, et le Brexit, qui oblige l’Angleterre à faire un pacte (commercial) avec l’Amérique de plus en plus “fasciste” de Trump. Retour de service va opposer cette jeune génération énervée, dégoûtée par le cynisme de son pays, à la vieille garde du MI6, prête ici à pactiser avec l’ennemi (car c’est même un complot contre l’Europe que va finir par découvrir Nat, mais on s’arrêtera là).

Le dégoût de John le Carré pour cette haute bourgeoisi­e et aristocrat­ie anglaise, qui mêle Etat, espionnage et affaires, et qui vend l’Angleterre au plus offrant, démocratiq­ue ou non, est tel que c’est dans la bouche d’Arcady, un ex-agent russe, devenu double agent anglais puis passé du côté obscur de la force (le crime organisé), qu’il place les mots les plus forts : “Vous quittez l’Europe en prenant vos grands airs. ‘Nous ne sommes pas comme tout le monde, nous sommes anglais, nous n’avons pas besoin de l’Europe (…)’ Et le grand président Donald Trump qui aime tant la liberté va sauver votre économie, à ce qu’il paraît. Tu sais ce que c’est, Trump ? C’est le nettoyeur des chiottes de Poutine. Il fait tout ce que le petit Vlad ne peut pas faire lui-même : il pisse sur l’unité européenne, il pisse sur les Droits de l’homme, il pisse sur l’Otan (…)

Et vous, les Britiches, vous faites quoi ? Vous lui taillez une pipe et vous l’invitez à boire le thé avec votre reine. Vous prenez notre argent sale et vous le lavez pour nous. Vous nous accueillez uniquement si on a assez d’envergure en tant qu’escrocs.Vous nous vendez la moitié de Londres.”

A 90 ans, c’est John le Carré qui signe le roman du Brexit le plus puissant, à côté duquel le dernier Jonathan Coe fait pâle figure. Le Carré n’est pas un tiède. Et c’est un prodigieux romancier qui construit son intrigue comme on emboîte les poupées russes, comme une série de dévoilemen­ts. Politique et sombre, il est aussi amoureux – le rapprochem­ent de Nat avec Prue sa femme, la seule à faire preuve de loyauté envers lui –, et très drôle quand il épingle la rébellion bourgeoise de leur fille, ou les travers de ses contempora­ins pseudo-cools, comme de tous s’appeler par leur prénom, même dans des cadres formels. Enfin, et vous l’aurez compris, Retour de service est un roman à lire d’urgence.

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 ??  ?? Retour de service (Seuil), traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, 304 p., 22 €. Sortie le 28 mai
Retour de service (Seuil), traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, 304 p., 22 €. Sortie le 28 mai

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