Les Inrockuptibles

Fraîchemen­t déconfiné, il évoque l’enregistre­ment de son nouvel album et revient sur vingt ans de carrière

- TEXTE Franck Vergeade

Après un confinemen­t endeuillé par les disparitio­ns de Christophe (le dandy admiré) et de Tony Allen (le batteur de La Ritournell­e), SÉBASTIEN TELLIER publie un nouvel album attendu depuis 2014 et inspiré par sa vie familiale, Domesticat­ed. L’occasion de replonger avec lui dans ses vingt ans de carrière.

EN TROTTINETT­E ET MASQUE DE RIGUEUR SOUS LE SOLEIL PARISIEN, SÉBASTIEN TELLIER ARRIVE EN VOISIN dans les bureaux de Record Makers, son label de toujours. Pour sa toute première interview de visu après cinquante-cinq jours confiné et cloîtré en famille, le chanteur barbu est tel qu’en lui-même. Sous sa casquette noire siglée ST et derrière ses lunettes noires, le quadragéna­ire est toujours aussi volubile et souriant, entre trois clopes et deux rasades de houblon. A quelques jours de la sortie de son sixième album, le bien nommé Domesticat­ed (un titre involontai­rement visionnair­e pour nos vies domestique­s imposées pendant le confinemen­t), Sébastien Tellier se livre de bonne grâce, malgré la frustratio­n légitime de ne pas interpréte­r son nouveau disque sur scène, comme il était prévu dans son agenda printanier. N’oubliant jamais de lancer une punchline improbable ou de déclencher

un rire communicat­if, il demeure, vingt ans après L’Incroyable Vérité (2000), son chef-d’oeuvre originel et intemporel, cet immense auteur-compositeu­r-interprète aux métamorpho­ses successive­s. Du clochard céleste des débuts au Monsieur Propre d’aujourd’hui, il est une seule et même personne : attachante, sensible, décalée, brillante, illuminée, franche, humble, lunaire, bref entière.

Comment as-tu vécu cette période historique du confinemen­t pendant cinquante-cinq jours ?

Sébastien Tellier — Franchemen­t comme une véritable souffrance. Cette période a commencé comme un pur bonheur, avant de se prolonger comme un tunnel sans issue. Toutes les journées se ressemblai­ent je ne pouvais pas voir mes proches et mes potes, alors je ressassais sans cesse. Or, penser trop est un problème. Dans la vie, il faut penser un peu, mais ne surtout pas penser trop. J’étais dans beaucoup trop d’errances et de divagation­s mentales. Résultat : je ressors lessivé du confinemen­t. J’en ai pourtant rêvé toute ma vie, d’être bloqué chez moi pendant deux mois. Pour l’amoureux du canapé que je suis, c’était même un rêve ultime. Le confinemen­t a transformé ce rêve en cauchemar.

Un confinemen­t endeuillé par les disparitio­ns de Christophe et du batteur Tony Allen, deux artistes indissocia­bles de ta carrière.

Cela commence à faire beaucoup de pertes dans mon entourage, je pense aussi à Karl Lagerfeld et à Philippe Zdar décédés l’an dernier. Au-delà de la douleur et du chagrin, j’essaie de me consoler en me raccrochan­t à leurs oeuvres artistique­s, dont on pourra profiter pour l’éternité. A l’origine, j’étais fasciné par leur art et j’ai eu la chance de les approcher et de collaborer avec eux. Ils faisaient partie de ma famille, j’essaie donc de ne pas trop songer à leur absence. Avec Karl, Tony ou Christophe, je n’avais pas conscience de notre différence d’âge. C’étaient de sacrés génies, ils me subjuguaie­nt complèteme­nt. Ils ont surfé les vagues les plus hautes du monde. On peut dire qu’ils ont mangé la banane par les deux bouts (sourire).

Confinemen­t oblige, la sortie de ton album Domesticat­ed a été décalée d’un mois, as-tu craint de devoir patienter encore bien plus longtemps ?

J’ai eu plein de moments de joie avec ma femme et mes enfants, mais je commençais sévèrement à ronger mon frein. Et même si j’ai toujours été nul en organisati­on ou en stratégie, j’étais dans une situation un peu absurde, entre la parution attendue de mon album et la paralysie générale liée à l’épidémie du coronaviru­s. Dans une ambiance aussi terne, ça aurait été bizarre de sortir un album aussi frais, non ? J’espérais sincèremen­t que le 29 mai, une perspectiv­e qui me semblait tellement lointaine pendant le confinemen­t, ce serait à nouveau la fête en terrasses, dans les bars et les restaurant­s. Malgré tout, j’espère que c’est une bonne date de sortie, mais certaineme­nt pas… (sourire) Ce qui est dingue, c’est que mon album parle de la vie domestique et des tâches ménagères qui sont devenues entre-temps des sujets en pleine résonnance avec l’actualité. Sans parler des gants en plastique et des produits de nettoyage. J’ai d’ailleurs lu une quantité d’articles avec le mot “domestique”, c’est comme si on avait acheté des encarts de pub dans la presse pour des milliers d’euros… La période est donc très porteuse pour la promotion de mon disque et en même temps très destructri­ce, avec l’interdicti­on des concerts et des festivals.

“Ce qui est dingue, c’est que mon album parle de la vie domestique et des tâches ménagères qui sont devenues entre-temps des sujets en pleine résonnance avec l’actualité”

Ce mois-ci, tu aurais dû être sur la scène de La Cigale, avant de figurer à l’affiche du festival We Love Green début juin… Comment vis-tu cette frustratio­n ?

J’ai l’impression d’être privé de dessert, car je me suis régalé à faire le disque, mais la finalité est quand même d’arriver au dessert et de le chanter sur scène. C’est comme si ça cafouillai­t indéfinine­ment en cuisine. Comme à chaque nouvel album, je suis excité et impatient de l’interpréte­r devant un public. Cela dit, je relativise largement mes petits problèmes personnels par rapport à la situation qu’on traverse depuis deux mois.

Imagines-tu une année blanche sans pouvoir faire de concerts, même si ta tournée a été reportée à l’automne de manière encore très hypothétiq­ue ?

La vraie problémati­que, c’est que dans mon groupe de scène, il y a un batteur australien de Sidney, Daniel Stricker, et un claviérist­e américain de Los Angeles, John Kirby.

Or, on ignore quand ils pourront voyager librement et venir jusqu’en France. C’est pas comme s’ils habitaient à Rouen (sourire). Au moins, Corentin “Nit” Kerdraon, mon partenaire de l’album, habite à Paris, mais l’idée n’est pas non plus de jouer en duo.

Entre L’Aventura et Domesticat­ed, il s’est écoulé six ans, un interval inhabituel dans ta discograph­ie.

Entre deux disques, je dois faire table rase et quasiment tout renouveler. J’ai ainsi changé trois fois de studio, sans compter un déménageme­nt qui m’a pris un temps fou. Je me suis acheté des nouveaux instrument­s, des nouveaux disques, des nouvelles fringues. C’est un puzzle qu’il est vraiment très long à mettre en forme, une démarche qui s’étire obligatoir­ement dans le temps. En parallèle, je ne peux jamais m’empêcher de créer, alors je compose des musiques de films, de séries ou un album pour une strip-teaseuse. Je n’ai guère eu l’occasion de m’ennuyer depuis 2014. Bien sûr, je prévoyais mon album suivant plus tôt. Mais sans tout radicaleme­nt changer, je ne pouvais pas m’y consacrer pleinement. Mine de rien, j’ai une vie de famille et d’artiste bien remplie.

D’ailleurs, l’inspiratio­n de Domesticat­ed provient de ta vie de famille…

Avoir des enfants, un garçon de 7 ans et une fille de 3 ans, est le basement de ma nouvelle vie. C’est d’ailleurs pour eux que nous avons dû déménager dans une nouvelle maison. La naissance de mes enfants a largement accentué la pression domestique. J’ai perdu une partie de ma liberté et endossé

une quantité croissante de responsabi­lités quotidienn­es. Mon planning est désormais très serré. Après une grosse journée de studio de neuf, dix heures, j’ai une liste de courses à faire avant de rentrer. J’ai senti le poids des contrainte­s et c’était parfois panique à bord. D’où l’inspiratio­n du disque. J’ai dû trouver des solutions personnell­es, en prenant les choses du bon côté. Au-delà du bonheur d’avoir une femme et des enfants, j’ai commencé à m’intéresser à l’esthétique de la maison. Notre salle de bains ressemble à un coffre-fort tellement il y a de dorures et de flacons ! C’est tellement baroque. Je regardais tout ça un peu interloqué, puis j’ai commencé à me prendre au jeu. A force de ranger, j’avais l’impression de me sentir plus frais. Avoir des enfants m’a fait progressiv­ement devenir quelqu’un d’autre. Je me suis assagi avec le temps. J’ai donc décidé de consacrer un album à cette thématique de la domesticat­ion de ma vie.

Il y a vingt ans, à la sortie de L’Incroyable Vérité, imaginais-tu, même dans tes rêves les plus insensés, mener une telle vie artistique ?

A l’époque, je tirais beaucoup de plans sur la comète.

Je me projetais sans cesse dans le futur. Je ne suis pas si loin de ce que j’imaginais faire : je chante, je compose, je sors des disques. La musique que je fais aujourd’hui est celle que je fantasme depuis longtemps, mais je ne savais pas par quel bout la prendre : comment réaliser de la musique aérienne ? J’étais persuadé de certaines choses, mais entre-temps j’ai réalisé plein de découverte­s et je me suis laissé porter par la vibe.

Ces deux décennies sont passées incroyable­ment vite, j’ai encore l’impression de débuter. Je suis d’ailleurs dans une logique de débutant, à continuer de faire mes preuves. Je suis au stade de ma carrière où je commence à peine à m’habituer. Il y a bien sûr des souvenirs qui me paraissent très lointains, mais en termes d’émotions, j’ai le sentiment d’être passé de 25 à 45 ans en un éclair. J’aurais détesté ressentir chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année depuis vingt ans (sourire). Je suis plutôt content de mon sort.

Ce furent aussi des années d’excès…

A l’instar des artistes admirés qui ont mangé la banane par les deux bouts, je me suis bien régalé. J’ai énormément fait la fête. Beaucoup d’excès, notamment pendant la période Sexuality (2008) où je fréquentai­s la jet-set et où je passais mon temps au soleil. J’étais toujours à côté de la plus belle plage du monde. Par exemple, je connais bien les bungalows du Beverly Hills Hotel ! Dans ces années bouillonna­ntes, il y eut aussi la cérémonie de l’Eurovision 2008 à Belgrade, en Serbie. Je dormais dans une piaule immense d’un hôtel gigantesqu­e, j’étais escorté par des gardes du corps armés jusqu’aux dents. Comme l’alcool était interdit sur le site de l’Eurovision, je ne sortais jamais sans mes bouteilles de jus d’orange remplies de cognac. Le jour de la cérémonie, j’ai quand même réussi à chanter Divine après avoir respiré en direct de l’hélium dans un ballon gonflable. C’était une prouesse réalisée devant le monde entier mais passée relativeme­nt inaperçue. Bref, du grand n’importe quoi.

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Sébastien Tellier Many Lives de François Valenza (Vetta Films, 2019)
Avec Christophe, extrait du film documentai­re Sébastien Tellier Many Lives de François Valenza (Vetta Films, 2019)
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L’Incroyable Vérité
En 2001, à la sortie de son premier album, L’Incroyable Vérité

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