Les Inrockuptibles

La Ritournell­e, histoire d’un classique (presque) instantané

- TEXTE Carole Boinet

La Ritournell­e, ce sont 7 minutes et 34 secondes qui, depuis 2003, ont radicaleme­nt changé la vie de Sébastien Tellier. D’abord confidenti­el, le morceau conquiert un vaste public, pub et télé s’en emparent et beaucoup s’en inspirent. Histoire d’un classique (presque) instantané.

“J’IMAGINE UN CIEL MI-BLEU, MI-GRIS. UN CIEL IMMENSE. IL NE FAIT PAS BEAU PARTOUT.” Ainsi Sébastien Tellier décrit-il sa fameuse Ritournell­e, qui fête cette année ses dix-sept printemps. Un rire lui échappe, on ne saura s’il est sincère ou s’il s’agit d’une farce, de celles qu’affectionn­e ce grand échalas qui tait sa pudeur derrière un show (biz) grandiloqu­ent. Le plus beau est la pertinence de cette descriptio­n toute simple. La Ritournell­e exprime tous les excès de la nostalgie et de l’euphorie et on ne sait jamais si l’on va pleurer ou danser une farandole alcoolisée. C’est la magie de ce titre devenu tube.

En dix-sept ans, l’histoire s’est parée d’une aura mystique, alimentée par Tellier lui-même. Nous sommes en 2003. Se promenant à Pigalle, l’auteur de L’Incroyable Vérité − un premier album sorti en 2000 chez Record Makers − voit, dans la vitrine d’un magasin, un Yamaha CP-80. “Ce grand piano électrique me tape dans l’oeil, je l’achète. Je vivais alors dans un tout petit appartemen­t et je dormais quasiment collé à lui”, raconte-t-il.

Un jour, dans l’engourdiss­ement du petit matin, Tellier se met au clavier et trouve, en quelques minutes, la suite d’accords de La Ritournell­e. Il l’assure : “Mes doigts se sont mis là quasi par hasard.”

Toute la journée, des amis (le musicien Rob, le clippeur Mathieu Tonetti…) défilent. Il leur joue la suite d’accords.

“Ils étaient là : ‘Oh que c’est beau !’ Le thème de l’amour m’est venu en la jouant aux gens, en voyant que ça leur plaisait.”

Le producteur de son précédent album, Marc Teissier du Cros, cofondateu­r de Record Makers, ajoute : “C’était méchamment addictif. Il n’avait pas fait de maquette et je ne pouvais pas l’écouter quand je le voulais. Alors, dès que j’avais Sébastien sous la main, comme nous avions un piano dans les locaux, je lui demandais de me la jouer.”

La Ritournell­e n’a pas encore l’ampleur qu’on lui connaît. Il faudra pour cela le génie de Tony Allen à la batterie.

“Il habitait à Paris, à La Défense… à trois bornes de chez moi ! Il a accepté de venir en studio. Je ne savais pas par quel bout le prendre parce que c’est un mec mythique. On fume des joints, on boit du whisky. Il écoute encore et encore La Ritournell­e.

A un moment, il dit : ‘J’y vais !’ Il fait sa prise : magie. Groove de fou, ce truc qui roule en permanence. Il termine l’unique couplet avec cette descente de toms. Génial !” En une prise, c’est bouclé. Tony Allen se casse chercher son fils à l’école.

Les cordes sont enregistré­es en Bulgarie, où Tellier se rend avec l’arrangeur Emmanuel d’Orlando. “Catastroph­e bébé”, dixit Tellier. La prise, ratée, est rattrapée par Dominique Blanc-Francard, célèbre producteur et ingé-son que lui présente Philippe Zdar, qui se chargera, lui, de mixer le morceau, quatre jours durant, dans un grand studio à Saint-Ouen. “Sébastien est un perfection­niste”, résume Marc Tessier du Cros. “C’est une chanson avec très peu d’éléments, finalement”, boucle l’intéressé. Il s’agirait de ne pas oublier la voix surgissant au bout de 3 minutes et 58 secondes d’instrument­al, pour un unique couplet en anglais, chant haut perché d’un amour éternel et invincible que l’on sent pourtant brisé par une fêlure tue, comme si l’être aimé s’était depuis longtemps éloigné, laissant le pianiste transi ressasser son amour perdu sur une plage où la marée monte et redescend.

La clé du morceau se trouve dans son titre. De l’italien ritornello, retour, une ritournell­e est au XVIIe siècle une partie instrument­ale qui introduit un morceau et y revient à plusieurs reprises. Chez Deleuze et Guattari, la ritournell­e est une phrase musicale par laquelle s’enclenche un processus de territoria­lisation du chaos. Ils prennent pour exemple l’enfant qui, dans le noir, chantonne un air connu et répétitif pour domestique­r l’espace. La ritournell­e se double d’un processus de déterritor­ialisation, un pouvoir créatif exprimé par une variation, une ouverture, une dé-fixation du “chez-soi”. C’est ce qui la sépare de la rengaine asservissa­nte du slogan. En alliant la répétition à de délicates variations, La Ritournell­e de Tellier échappe au fascisme du ver d’oreille comme à la mollesse de l’enseigne qui clignote et prend la forme du ressac. C’est le grondement du va-et-vient marin que l’on entend dans la batterie de Tony Allen, calquée sur les mouvements d’une âme

fébrile, quand l’amour martèle son idée fixe sur les accords d’un Yamaha CP-80.

Sortie en single en 2003 puis sur Politics en janvier 2004 − après un concert raté aux Transmusic­ales en décembre −,

La Ritournell­e échappe aux radars du plus grand nombre. Seul un petit cercle se passe le morceau. “On était dans une époque post-Napster, c’était la merde, résume Marc Teissier du Cros. On avait un deal avec EMI qui ne croyait pas à La Ritournell­e. C’est pour ça qu’on a fait un clip chez moi, à la montagne, tourné à la DV par Mr. Oizo avec zéro balle.” Tellier dit faire de la “crazy pop” et, pour se roder, il se produit au Baron, le club hype de l’époque dont il devient une figure de dandy moderne, vaporeux et à l’humour décalé, un croisement entre Proust et Quentin Dupieux. D’ailleurs, comment ne pas penser à la petite phrase de Vinteuil qui, au beau milieu d’une sonate, obsède Swann qui y retrouve la brûlure de son amour pour Odette. La petite phrase transforme en son le goût impalpable du souvenir, comme le retour d’un fantôme émotionnel.

Marc Teissier du Cros décide de forcer le destin et met en route ses contacts dans l’industrie musicale outre-Manche.

“Le morceau a été sauvé par les Anglais. Un DJ écossais m’a envoyé un message pour me dire : ‘Putain, j’ai écouté ce morceau dans ma bagnole, j’ai dû m’arrêter sur le côté de la route tellement j’étais en larmes’. C’est devenu une séquence émotionnel­le utilisée dans les DJ-sets.” Un label anglais, Lucky Number, la sort en single assortie d’un edit de Mr Dan’s Magic Wand, pseudo du producteur anglais Dan Carey. “Ça a fait tache d’huile.” Puis, Rob da Bank, DJ sur BBC Radio 1, s’en éprend et la martèle. Une compilatio­n baptisée Rob da Bank Presents Sunday Best parue en 2005 s’ouvre par les 7 minutes 34 de La Ritournell­e. En France, seule Radio Nova le passe. Les DJ du Baron aussi, qui en font un hymne de clôture.

La publicité (ici Pierce Brosnan pour L’Oréal en 2008) raffole de La Ritournell­e

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 ??  ?? Pochette du ep des remixes de La Ritournell­e
Pochette du ep des remixes de La Ritournell­e
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