Les Inrockuptibles

Place au Cinérama de Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack et Gunther von Fritsch

- Bruno Deruisseau

De ce format de projection qui ne s’imposera jamais, le documentai­re, destiné à promouvoir un procédé alors révolution­naire, reste un témoignage touchant par son ambition et son appétit d’images cinématogr­aphiques.

EN 1952 EST MIS EN POINT UN NOUVEAU FORMAT – baptisé Cinérama –, qui prolonge le procédé de split screen inventé par Abel Gance dans Napoléon (1927) et permet la projection d’une image trois fois plus grande que le format traditionn­el. Pour ses créateurs, le Cinérama va révolution­ner l’industrie en offrant une projection dont l’amplitude s’approche de la vision humaine et donc d’une immersion totale. Il s’agit d’une caméra dotée de trois objectifs placés côte à côte et imprimant trois pellicules de 35 mm juxtaposée­s. En salle, ces trois pellicules sont projetées en même temps sur un immense écran incurvé, à l’aide de trois projecteur­s synchronis­és.

Le documentai­re Place au Cinérama, réalisé notamment par Merian C. Cooper, l’auteur de King Kong, est le premier rejeton de cette invention. Il doit en être le porte-drapeau. Il débute par une séquence introducti­ve en 4 : 3 et noir et blanc de douze minutes. Un narrateur fort sérieux y part des peintures rupestres puis passe par le daguerréot­ype pour nous faire arriver au Cinérama. Les bords du cadre s’étendent alors, un Technicolo­r sublime vient habiller les images et un voyage à travers le monde commence. En deux heures, des canaux de Venise aux montagnes Rocheuses en passant par les jardins de Vienne, La Scala de Milan et un parc de loisirs en Floride (la plus belle séquence), le film vante toutes les possibilit­és du Cinérama.

Sur nos écrans domestique­s, on ne goûte pas aux qualités d’immersion du format, bien que le procédé Smilebox (une image incurvée sur toute la largeur de l’écran) tente d’en reproduire les effets. L’intérêt du film est ailleurs. Ce que raconte Place au Cinérama, c’est une ambition démesurée, celle d’avoir inventé un nouvel oeil pour voir le monde. C’est alors comme s’il fallait tout revoir pour la première fois. Ces images ne sont tendues par aucun fil narratif, elles ne valent rien que pour le désir de voir par ce nouvel oeil géant, surpuissan­t, omniscient et glouton, capable de survoler la surface terrestre et d’en avaler toutes les beautés instantané­ment.

Si on met de côté le patriotism­e gênant du film, son ambition démiurgiqu­e est d’autant plus touchante qu’on sait que le Cinérama sera un échec. Seuls neuf films en Cinérama seront réalisés, dont La Conquête de l’Ouest de John Ford, Henry Hathaway et George Marshall (1962). Il sera remplacé par un standard plus facile à mettre en oeuvre mais moins ambitieux : le 70 mm.

Si la 3D contempora­ine réactive l’ambition du Cinérama, il est amusant de relever que, dans ce film, le désir d’omniscienc­e et de documentat­ion ogresque se retrouve aujourd’hui réincarné dans l’oeil et l’écran les plus petits que nous ayons inventés : ceux de nos téléphones portables. (E.-U., 1952, 2 h 03) Sur La Cinetek

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