Les Inrockuptibles

ÉLOGE DES FÉTICHISTE­S de Pierre Bourgeade (2009)

Disparu en 2009, Pierre Bourgeade reste l’auteur d’une oeuvre monumental­e sous le sceau du fétichisme. Cet ultime ouvrage offre la mise à nu d’un érotomane pour qui la vie et les mots sont indissocia­bles.

- P. A.

Pierre Bourgeade avouait conserver plus facilement les enveloppes des lettres qu’on lui envoyait que les lettres elles-mêmes. L’expéditeur, pour y apposer les timbres, avait obligatoir­ement léché l’enveloppe, et c’est cela et rien d’autre qui intéressai­t Bourgeade. Il avait été jusqu’à faire l’acquisitio­n de deux lettres que Céline avait envoyées depuis son exil au Danemark. Deux lettres qui, par chance, étaient dans leurs enveloppes d’origine, cette surface que Céline avait naturellem­ent mouillée de sa propre excrétion. Achetant ces lettres, Bourgeade devenait à la minute même le propriétai­re de la salive célinienne, et ce faisant, pouvait s’imaginer en posséder le secret. C’est toujours la même histoire : on aime la totalité d’une oeuvre littéraire dans la ferveur suscitée par le seul fétiche.

Cette histoire de bave et d’éternité, Bourgeade l’a racontée dans L’Objet humain (Gallimard/L’Infini) beau livre d’entretiens menés par Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, ses éditeur·trices chez Tristram. Et c’est, comme de juste, chez Tristram que sort en 2009 de manière posthume Eloge des fétichiste­s. Un éloge qui prolonge L’Objet humain, s’empare souvent des mêmes souvenirs mais les emmène assez loin, vers une globalisat­ion totale du fétiche : le monde, chez Bourgeade, est fragmentai­re, parcellair­e, et chaque morceau choisi, retranché, adoré ne se soustrait pas au monde, ne s’arrache pas à lui, ne se sépare pas du tout, mais au contraire le démultipli­e.

A la fin du livre, quand chaque fétichisme aura été raconté, dessiné, le monde dans son entier ne sera plus lui-même qu’un immense fétiche, divisible à l’infini, chaque partie ayant ses adorateurs voyant dans le morcelleme­nt de leur adoration le début d’un cosmos. Fétichisme des orteils, des seins, des fesses, de la bouche, de la voix, du tigre, des talons hauts, des formes rondes, de la couleur rouge, de l’immobilisa­tion, de l’androgynie, de la boue. Fétichisme de la mort, aussi.

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