Les Inrockuptibles

LE NÉCROPHILE de Gabrielle Wittkop (1972)

En 1972, Gabrielle Wittkop publiait son premier livre : au-delà d’un homme qui baise les morts, un roman d’amour universel.

- N. K.

Gabrielle Wittkop (1920-2002) osait dire qu’elle aimait le sexe mais pas les enfants, l’érotisme mais pas les entraves. Elle se revendiqua­it sadienne et fille des Lumières.

Elle avait l’angoisse lumineuse et le rire d’un noir d’encre. On ne saurait trop conseiller de se plonger, ou de se replonger, dans la lecture du Nécrophile, texte appartenan­t depuis sa première parution, en 1972, au petit cercle fermé des romans vénéneux. Livre qui n’en finit pas de reparaître, destiné à l’éternelle résurrecti­on.

Lucien N., antiquaire à Paris, a atteint “un état nécrophili­que presque idéal”, baise des cadavres depuis longtemps lorsqu’il commence son journal. Les dates sont aussi étranges et anachroniq­ues que le temps lorsqu’il est mental : elles se mélangent et ne forment qu’un temps amoureux, rythmé par le recommence­ment rituel de la découverte du corps – enfants, adultes, vieillards, femmes, hommes, tous aimables parce que “purifiés” par la mort, cette “grande mathématic­ienne qui rend leur valeur exacte aux données du problème” – qu’il déterre au cimetière Montparnas­se, séquestre plusieurs jours pour un huis clos d’un érotisme lancinant, jusqu’à l’inévitable séparation.

Chairs verdies, bleuies, jets provenant d’une bouche brusquemen­t ouverte, odeurs de bombyx puis relents de charogne, corps parfois habités parce qu’il les garde trop longtemps, dans l’espoir vain de repousser les limites du possible et la souffrance de la séparation : les amours nécrophili­ques portent en elles leur propre inachèveme­nt, l’impossibil­ité d’une suite, l’échec, d’avance, d’une réciprocit­é, l’obligation d’une séparation éternelle.

Suzanne, sa passion, qu’il tente de conserver à force de sacs de glace et de courants d’air, pour qui il abandonne travail et société, avec qui il s’enferme jour et nuit pour des plaisirs condamnés non pas tant par la morale que par la fuite du temps et le délabremen­t des chairs. Si les mots de Lucien, les phrases de Wittkop, accompliss­ent le miracle troublant de rendre, en les décrivant avec sensualité, la vie aux chairs mortes, jamais ils n’animent le désir de ce corps en cours de décomposit­ion. Le nécrophile n’est pas seulement celui qui aime un mort, c’est celui qui aime un autre qui ne le désire pas. Amours limitées, humaines et pathétique­s : si le texte et son narrateur nous bouleverse­nt autant, c’est qu’au-delà des apparences il s’agit bien d’un des romans d’amour les plus mélancoliq­ues qu’on ait lus ; qui dit l’immense tristesse d’un être dont la vie elle-même serait éternellem­ent différée, condamné à ne pas être aimé, à la solitude et à lui-même.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France