Les Inrockuptibles

L’An 01 de Jacques Doillon

- Bruno Deruisseau

En 1973, le cinéaste imaginait déjà un monde d’après. Une comédie utopiste réjouissan­te qui se heurte aujourd’hui aux illusions perdues.

LE COVID-19, C’EST UNE MALADIE POUR UN CERTAIN POURCENTAG­E de la population, mais pour sa totalité, c’est surtout une rupture, un coup de massue qui a fait voler en éclats une chaîne du temps qu’on pensait incassable. De là est née la formule qui oppose le monde d’avant – inégalitai­re et libéral – au monde d’après – qu’on voudrait écologiste et solidaire. Si les articles d’idées sur la question pullulent, et que les fictions du monde d’après devraient suivre, certaines oeuvres se sont déjà faites le vecteur d’utopie positive : Nouvelles de nulle part de William Morris (1890) et L’An 01 (1973), premier long métrage d’un Jacques Doillon alors âgé de 29 ans.

Adaptation d’une bande dessinée que Gébé publiait dans Charlie Hebdo, le film imagine un arrêt complet et mondial de la société productivi­ste. Fini·es le travail, l’autorité et la propriété privée (jolie scène où l’on jette les clés par les fenêtres) : place à l’écologie, à la vie en communauté, au retour à la terre (les trottoirs de Paris sont transformé­s en champs de légumes) et à l’amour libre. L’entrée en vigueur de ces résolution­s pour le monde d’après se fait de façon festive et sans aucune friction.

Prenant la forme d’un reportage imaginaire, le film est constitué de sketchs tournés à travers la France, avec la collaborat­ion de Jean Rouch pour le segment au Sénégal, d’Alain Resnais pour le segment new-yorkais et surtout la participat­ion d’acteur·trices encore peu connu·es, mais qui le deviendron­t vite : Gérard Depardieu et Miou-Miou (qui se retrouvero­nt l’année suivante dans

Les Valseuses) et une grande partie de la troupe du Splendid : Gérard Jugnot, Josiane Balasko, Christian Clavier et Thierry Lhermitte. Répondent aussi à l’appel de ce manifeste utopiste les humoristes Coluche et Daniel Prévost, le chanteur Jacques Higelin, les dessinateu­rs Cabu, Cavanna, Gotlib et Wolinski et même le designer Philippe Starck.

Ce “On arrête tout !” libertaire, joyeux et imbibé de pensée soixantehu­itarde résonne avec nos revendicat­ions contempora­ines et la vie suspendue découlant du confinemen­t, même s’il s’agit dans le film d’un changement naissant d’un choix et non de l’apparition d’une maladie. Pourtant, L’An 01 laisse aujourd’hui un goût étrange. Outre la façon dont la dimension libertaire de 68 a été récupérée par le capitalism­e, le destin du territoire artistique que dessine le casting du film est soit tragique (accident de Coluche, attentats contre Charlie Hebdo), soit bien éloigné des conviction­s politiques du film (les amitiés politiques de Depardieu, Starck devenu symbole du luxe et Clavier emblème du pire cinéma français). Pour sa part, Doillon ne signera aucune autre comédie sociale, pour se tourner vers le drame sentimenta­l. Et pour cause, ce que raconte L’An 01, ce n’est pas tant l’avènement festif et humoristiq­ue d’une utopie que le drame de sa limitation au seul champ de l’imaginaire et de la farce.

L’An 01 de Jacques Doillon, avec Cabu, Cavanna, Wolinski... (Fr., 1973, 1 h 27). Sur LaCinetek

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