Les Inrockuptibles

L’Enfer de Claude Chabrol

- Murielle Joudet

S’emparant d’un scénario inachevé de Clouzot, Claude Chabrol filmait, en 1994, un bonheur conjugal qui se transforme en cauchemar hitchcocki­en. Emmanuelle Béart est solaire et François Cluzet, impression­nant en paranoïaqu­e peu à peu coupé du réel.

EN 2009, DANS “L’ENFER D’HENRIGEORG­E CLOUZOT” de Serge Bromberg et Ruxandra Medra, on découvrait à quoi aurait pu ressembler le film inachevé du cinéaste : un grand cauchemar cinétique, l’histoire d’un homme jaloux dont les séquences devaient alterner entre le noir et blanc de la vie ordinaire et l’onirisme flamboyant des flashs de jalousie. On découvrait des rushes splendides dédiés à la beauté de Romy Schneider et qui plongeaien­t son corps dans un bain de trouvaille­s visuelles : L’Enfer aurait été un film “vasarelien”, comme le dit Claude Chabrol qui récupère le projet trente ans après, en 1994, non sans lui faire quelques infidélité­s. Des trois versions du scénario, il développe et adapte la première, la dernière version étant “complèteme­nt salopée” 1. Quant aux images déjà tournées par Clouzot,

Chabrol les a vues : “Elles sont cuculs, c’est terrible. (…) C’était appuyé, obsessionn­el. Il se gourait à mon avis.”

On comprend qu’en termes chabrolien­s, Clouzot se gourait : Chabrol n’a jamais été un cinéaste des univers parallèles, de la fantasmago­rie pure. Dans son cinéma, le réel est déjà hallucinog­ène, il suffit de s’en approcher en cinéaste. Il aurait pu dire comme Chesterton : “La chose la plus fantastiqu­e est souvent le fait brutal.” Autrement dit, selon le cinéaste : “Les choses les plus étonnantes sont les plus vraies.” Et la jalousie, justement, se nourrit et délire à partir de ce qui est : c’est un processus parfaiteme­nt chabrolien.

En 5 minutes, Chabrol expédie le bonheur parfait de Paul Prieur (François Cluzet) et sa femme Nelly (Emmanuelle Béart) : rencontre, mariage, enfant, l’auberge qu’ils gèrent ensemble, sous le soleil. Le bonheur, ça passe vite. Le reste

– les 95 minutes restantes –, décrit la lente noyade de Paul dans les faits, quémandant chaque jour le procès-verbal de la journée de sa femme, sa folie s’immisçant dans le moindre trou de son emploi du temps : forcément, elle le trompe, ça saute aux yeux, une belle femme qui s’absente en ville, c’est une femme qui trompe.

Béart est impeccable dans le rôle solaire de Nelly qui tourbillon­ne de bonheur, sautille au lieu de marcher, qui jouit de tout, du beau temps, du shopping, des glaces, des cigarettes. On comprend qu’elle trompe Paul avec tout puisqu’elle jubile d’être en vie, puisque chaque respiratio­n est un orgasme – Chabrol la filme ainsi. En face, Paul est malade de ne plus jouir et transforme le moindre cadre idyllique en cauchemar hitchcocki­en, en coursepour­suite dans le vide – Cluzet est impression­nant dans sa manière de doser doucement, comme la mise en scène de Chabrol, les degrés de folie.

Le film se “mentalise” à la faveur de petits indices déposés dans le réel : effets sonores très discrets, cadrages et objets hitchcocki­ens (la clé, le petit sac jaune de Marnie), répétition­s d’un plan ou d’une réplique, flashs mémoriels. La jalousie n’est pas un autre film à côté de celui de la réalité, comme chez Clouzot, mais un processus infini de revisionna­ge et de remontage d’un film déjà existant. En cinéaste méthodique, Paul devient fou de ne pas avoir toutes les séquences de la vie de Nelly sous la main. Absolument toutes : même endormie, Paul lui demande “à quoi tu rêves ?”, même attachée au lit, elle a l’air de s’évader. La folie de Paul n’en finit pas, parce que la liberté de Nelly n’en finira jamais. Chabrol conclut par un carton : “Sans fin”. Il explique : “De toute façon, le truc qui s’appelle L’Enfer, si on met ‘fin’, ce n’est plus l’enfer.” Clouzot n’avait, adéquateme­nt, pas pu finir le sien.

L’Enfer de Claude Chabrol, avec Emmanuelle Béart, François Cluzet, Marc Lavoine

(Fr., 1994, 1 h 40). En VOD

1. Toutes les citations sont issues de Conversati­ons avec Chabrol de François Guérif (Payot, 2011)

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François Cluzet et Emmanuelle Béart

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