Les Inrockuptibles

Robin DiAngelo

Sociologue et militante antiracist­e, ROBIN DIANGELO a publié en 2018, aux Etats-Unis, Fragilité blanche, essai devenu best-seller dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. Dans un entretien exclusif, elle évoque cette “suprématie blanche” qui, selo

- TEXTE Mathieu Dejean et Fanny Marlier

La sociologue et militante antiracist­e a publié un essai devenu best-seller, Fragilité blanche. Elle nous explique le concept de “suprémacis­me blanc” qui structure selon elle la société

ENFIN TRADUIT EN FRANCE AUX ÉDITIONS DES ARÈNES, le livre de Robin DiAngelo – sociologue de l’éducation multicultu­relle et militante antiracist­e américaine –, fera forcément débat. Son titre même est volontaire­ment provocateu­r : Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas. En pleine mobilisati­on internatio­nale contre les violences policières et le racisme, il jette une lumière crue sur un angle mort de la réflexion sur le racisme, en particulie­r en France : l’identité blanche existe, et en l’absence de remise en cause de cette constructi­on sociale, le racisme systémique perdurera.

Inspirée par les écrits de la chercheuse américaine Peggy McIntosh sur le “privilège blanc”, Robin DiAngelo appuie là où ça fait mal dans cet essai qui tient moins de la littératur­e scientifiq­ue que du “guide de pratiques d’éducation antiracist­es dans une société structurel­lement raciste” (dixit son préfacier Maxime Cervulle), en questionna­nt notamment le racisme inconscien­t des “progressis­tes blancs”. Crise sanitaire oblige, elle n’a pas pu se déplacer en France, mais elle nous a accordé en exclusivit­é un long entretien didactique sur Zoom – entourée d’un décor artificiel sur fond vert, à l’américaine.

Qu’est-ce que la “fragilité blanche” ?

Robin DiAngelo — La fragilité blanche décrit la manière dont les Blanc·hes deviennent hypersensi­bles dès lors que le sujet de la race arrive dans le débat. Par “fragilité”, j’entends qu’il en faut très peu aux Blanc·hes pour avoir des réactions de colère et de défense, parfois à la simple évocation de ce terme. Cependant, la fragilité blanche n’est pas une faiblesse en soi. C’est en fait un moyen extrêmemen­t puissant de contrôle racial et de protection des avantages des Blanc·hes, car il·elles ont tout le poids des institutio­ns et de l’histoire derrière eux·elles. Cela finit par devenir un moyen de contrôle, une norme qui fait que l’on occulte toute tentative de lier les Blanc·hes au système raciste. La conversati­on s’éteint, les gens ne veulent pas se disputer, alors il·elles restent silencieux·ses. En ce sens, la fragilité blanche est très efficace pour protéger le racisme systémique.

Qu’entendez-vous par “racisme systémique” ?

La plupart des gens pensent qu’un raciste est un individu qui méprise les gens en fonction de leur race, et qui est volontaire­ment méchant avec eux. La plupart des Blanc·hes ne s’identifien­t pas à ça. Une définition aussi simple permet en fait d’exempter à peu près tous·tes les Blanc·hes. Pourtant, dans des sociétés comme les nôtres, tout le monde a des stéréotype­s sur les différents groupes raciaux. J’ai moi-même des stéréotype­s sur les Asiatiques, sur les Noir·es, sur les Blanc·hes. Le racisme est ce qui se produit lorsque les préjugés collectifs d’un groupe sont soutenus par l’autorité légale et par les institutio­ns. C’est ce qui caractéris­e le racisme systémique : le groupe qui contrôle la société diffuse ses préjugés dans le corps social. Savez-vous quand les femmes ont eu le droit de vote en France ?

En 1944...

Disons que nous sommes en 1940. Les hommes ont des préjugés sur les femmes, et les femmes ont des préjugés sur les hommes. Mais les femmes ne peuvent pas priver les hommes du droit de vote. Les hommes, à l’inverse, peuvent priver les femmes de ce droit, car leurs préjugés sont assis sur le pouvoir des institutio­ns. C’est très significat­if. Pour se débarrasse­r de ces inégalités, il faut s’armer de mots qui les désignent.

Parler de “blanchité” ou de “race” à la télé en France donne souvent lieu à des polémiques très violentes pour celles et ceux qui s’y aventurent. Pourquoi est-on si réticent à utiliser ces mots ?

Pour plusieurs raisons. D’abord, qui bénéficie du fait qu’on ne parle pas de “race” ? Les gens qui bénéficien­t du statu quo racial, ou les gens qui sont blessés par celui-ci ? Pouvez-vous citer un autre problème social dont on dirait que la meilleure solution est de ne pas en parler ? Nous ne devrions pas parler du suicide ; nous ne devrions pas parler du harcèlemen­t sexuel ; nous ne devrions pas parler des troubles de l’alimentati­on ? Nous savons que nous devons en parler ! Mais quand il s’agit de la race, tout le monde se tait, car il nous est utile de l’occulter. Deuxièmeme­nt, les Blanc·hes ne sont pas habitué·es à ce que leur race soit nommée, comme si le fait d’être blanc·che signifiait quelque chose. Citez-moi le nom d’un réalisateu­r français connu ?

François Truffaut ?

François Truffaut est un réalisateu­r qui fait des films sur la condition humaine. Il ne parle pas d’une position particuliè­re, il parle juste pour les êtres humains. Spike Lee en revanche est un réalisateu­r noir, et il fait des films sur la condition noire. Comme nous passons notre temps à nommer sa race, alors que

nous ne citons jamais la race de Truffaut, cela lui donne une forme d’objectivit­é, d’individual­ité et d’universali­té. On sent qu’il parle pour tout le monde. Alors qu’en citant toujours la couleur de peau de Spike Lee, on lui refuse tout ça. Etre perçu comme un individu objectif, unique, spécial, devient un privilège. Tout le monde n’est pas perçu ainsi. C’est pourquoi quand cela s’interrompt, on se met en colère, on se sent insulté. Enfin, comme nous concevons le racisme comme des actions volontaire­s de méchanceté, le fait d’être raciste et le fait d’être quelqu’un de moralement bien devient incompatib­le. Quelqu’un de bien ne peut pas être raciste. Or, si nous voulons avoir cette conversati­on, on doit admettre que, compte tenu du fait que la société est raciste, nous faisons tous·tes partie de ce système. Tant que le racisme sera défini comme des actions individuel­les malveillan­tes à l’égard des Noir·es, les Blanc·hes auront une attitude défensive. C’est en fait un stratagème de défense brillant. D’un côté, ça donne le sentiment qu’on s’accorde tous·tes sur le fait que le racisme c’est mal, et en même temps, tout le monde se sent extérieur à lui. C’est le racisme, sans racistes !

Que répondez-vous aux critiques qui vous accusent de parler de racisme alors que vous êtes blanche, et que vous êtes donc mal placée pour en parler ?

Je veux être bien claire : les Blanc·hes ne comprendro­nt jamais le racisme s’ils passent leur temps à n’écouter que des Blanc·hes. Mais nous avons été absent·es pendant trop longtemps de cette conversati­on. Du fait de cette absence, l’idée qu’“il·elles” ont une race, et pas nous, qu’on est innocent·es dans cette affaire, et pas eux·elles, s’est renforcée. Or, le racisme est une relation dont nous faisons partie. Nous devons nous aussi nous engager, et commencer à nous demander ce que signifie être Blanc·he, et comment on bénéficie de ce système. Si mon livre a autant attiré l’attention des Blanc·hes, c’est parce qu’en tant qu’insider, j’ai une compréhens­ion du phénomène que les Noir·es n’ont pas.

Les Noir·es en sauront toujours plus sur le sujet que moi, mais j’ai un angle qu’il·elles ne peuvent pas avoir. Ne pas se servir de cette réalité malheureus­e qui fait que ma voix pèse davantage parce que je suis blanche, ne pas utiliser ça pour défier le racisme, ce serait inacceptab­le pour moi.

Votre livre s’adresse particuliè­rement aux “progressis­tes blancs”. Pourquoi est-il si important pour vous de changer l’attitude de ce groupe précis quant au racisme ?

Je veux d’abord mettre au clair une chose : le nationalis­me blanc et les mouvements néonazis sont en train de resurgir, et ils sont à prendre très sérieux. Mais au quotidien, la plupart des Noir·es n’interagiss­ent pas avec des nationalis­tes blanc·hes. Il·elles interagiss­ent avec vous, avec moi, et avec les Blanc·hes sympathiqu­es avec qui il·elles travaillen­t. Or, nous faisons et nous disons des choses, sans nous en rendre compte, même si nous ne le voulons pas, qui sont toujours très difficiles à vivre pour les Noir·es qui travaillen­t avec nous. Nous sommes tellement plus susceptibl­es d’être proches d’eux·elles, qu’il me semble nécessaire de changer ces comporteme­nts. Imaginez, par exemple, que vous êtes la seule femme dans un groupe de cinquante journalist­es. Automatiqu­ement, vous savez que l’ambiance sera marquée par

“Le racisme est ce qui se produit lorsque les préjugés collectifs d’un groupe sont soutenus par l’autorité légale et par les institutio­ns. C’est ce qui caractéris­e le racisme systémique”

un sexisme inconscien­t, par une culture masculine qui sera évidente pour vous. Imaginez alors que vous tentiez de leur en faire part : ils ne seront pas d’accord. Ils répondront : “Non, tu interprète­s mal la blague, ce n’était pas sexiste, il y a quelque chose qui ne va pas avec toi.” Le fait que personne n’admette ce dont vous faites pourtant l’expérience est de nature à vous rendre folle. Voilà pourquoi il faut changer l’attitude des progressis­tes blanc·hes.

En tant que sociologue, considérez-vous le mouvement antiracist­e qui est en train de s’étendre depuis les Etats-Unis jusqu’en Europe depuis la mort de George Floyd comme inédit ?

Je ne pense pas qu’il soit inédit car, dans l’absolu, depuis quatre cents ans, les Noir·es s’organisent et se battent contre le racisme. Mais je pense que les mots qui sont utilisés, cette expression “Black Lives Matter”, ont le pouvoir de résonner et de galvaniser la population, tout comme l’expression “fragilité blanche”. Cette expression a fait effraction dans la réalité et a pulvérisé beaucoup de déni. Le mouvement n’est pas nouveau, mais il a trouvé une expression nouvelle.

Dans les manifestat­ions antiracist­es en France, on observe la jeunesse des manifestan­t·es. Pourtant, dans votre livre, vous estimez que la nouvelle génération n’est pas moins raciste que la précédente. Vous ne pensez pas qu’on assiste à un changement culturel ?

Je l’espère, mais on a déjà connu ça. Il y avait des jeunes

Les élues démocrates Ayanna Pressley, Ilhan Omar, Alexandria Ocasio-Cortez et Rashida Tlaib répondent aux attaques racistes de Trump à leur encontre lors d’une conférence de presse à Washington, le 15 juillet 2019

engagé·es dans le mouvement des droits civiques dans les années 1960, et regardez où nous en sommes ; des jeunes ont aidé à faire élire Barack Obama, et regardez où nous en sommes... Il faut que ces changement­s soient durables. Les manifestat­ions et la pression de l’opinion publique ont un impact, mais que se passera-t-il quand les caméras se détournero­nt, parce que ce mouvement sera peut-être moins excitant ? Je ressens toutefois un peu d’espoir vis-à-vis des changement­s auxquels j’assiste aujourd’hui, mais on ne peut pas s’en contenter. Je veux d’abord être sûre que cela va durer dans le temps, que ça n’est pas qu’une passade.

Les élues démocrates Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), Ayanna Pressley, Rashida Tlaib et Ilhan Omar, surnommées “The Squad”, sont très offensives sur le sujet du racisme aux Etats-Unis. Est-ce que cela change la donne ?

Oui, c’est en effet une image alternativ­e. Le Congrès est encore composé en majorité d’hommes blancs, mais ces femmes qui ont récemment fait leur entrée au Congrès sont de vrais modèles à suivre. Cependant, le surnom que leur donnent les médias, et que vous venez de citer – “The Squad” –, est particuliè­rement irrespectu­eux. Et les membres du Congrès aussi leur manquent souvent de respect. Mais je les trouve vraiment inspirante­s, les vieux hommes blancs du Congrès devraient saisir l’opportunit­é d’apprendre d’elles, si seulement ils arrivaient à dépasser leur arrogance. J’adore AOC !

En France comme aux Etats-Unis, ce sont des affaires de violences policières qui ont déclenché la révolte contre le racisme. Comment expliquez-vous ce lien entre police et racisme ? Et comment réformer la police pour que l’histoire ne se répète pas ?

En effet, les violences policières sont devenues soudaineme­nt visibles parce qu’il y a de plus en plus de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Il est donc plus difficile de les ignorer. Tout le monde a un rôle à jouer ici, mais il est certain que la police doit

“La suprématie blanche est au fondement des sociétés occidental­es dans lesquelles les Blanc·hes sont considéré·es comme les représenta­nt·es de l’humanité tout entière”

être réformée. Aux Etats-Unis, c’est le modèle punitif qui prédomine, et il est urgent que l’on se tourne vers un modèle davantage réparateur. Pour les crimes non violents, la police ne devrait jamais être impliquée, la plupart des arrestatio­ns peuvent être réglées à l’aide de travailleu­r∙euses sociaux∙ales. Une part importante de nos policiers aux Etats-Unis sont d’anciens militaires qui disposent d’un équipement provenant des surplus des guerres d’Irak et d’Afghanista­n. Et je vous mets au défi de me citer une guerre dans laquelle, ces dernières années, les Etats-Unis combattent des population­s blanches. D’une certaine manière, les policiers sont formés pour voir les population­s africaines ou arabes comme des ennemies.

Pourquoi le fait de nommer la “suprématie blanche” est-il nécessaire pour combattre le racisme systémique ? Vous utilisez le concept d’une manière très différente de celle que l’on connaît…

Comme beaucoup de monde, j’ai été élevée en pensant que la suprématie blanche décrivait essentiell­ement les membres du Ku Klux Klan. Bien sûr, ce concept inclut ces personnes, mais c’est également un terme sociologiq­ue qsui permet de décrire plus globalemen­t la société dans laquelle on vit. La suprématie blanche est au fondement des sociétés occidental­es dans lesquelles les Blanc·hes sont considéré·es comme les représenta­nt·es de l’humanité tout entière. Resmaa Menakem (essayiste et thérapeute, auteur du livre My Grandmothe­r’s Hands – ndlr) écrit que

“le corps blanc est le corps selon lequel l’humanité est définie”. Dès lors, toutes les nuances de couleur de peau qui s’en écartent sont en dehors de cette humanité : plus vous êtes foncé·e, moins vous êtes humain·e. On retrouve d’ailleurs cette idée dans toutes les représenta­tions qui nous entourent, les iconograph­ies, les blagues, les visions de l’Afrique… La chapelle Sixtine et sa fresque, La Création d’Adam, en est un symbole puissant. Les pays coloniaux se sont bâtis sur cette notion de suprématie blanche, et il en reste encore des traces profondes aujourd’hui.

Une identité blanche positive est-elle possible dans ces conditions ?

C’est une question assez profonde et je pense que ma réponse ne pourra satisfaire tout le monde, mais je dirais que la blanchité est une constructi­on sociale basée sur le racisme envers les Noir·es. Le racisme est donc en définitive un problème blanc. Dans ce sens, une identité blanche, par définition, ne peut pas être positive. Il est toutefois possible de penser la race qui nous a été assignée à notre naissance d’une façon moins négative. Dans la lutte contre le racisme, les Blanc·hes ont aussi un rôle à jouer.

Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas de Robin DiAngelo (Les Arènes), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bérengère Viennot, 300 p., 19 €. En librairie le 1er juillet

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 ??  ?? Manifestan­ts devant un mémorial improvisé dans la rue dédié à George Floyd, à l’endroit de son arrestatio­n. A Minneapoli­s, le 2 juin
Manifestan­ts devant un mémorial improvisé dans la rue dédié à George Floyd, à l’endroit de son arrestatio­n. A Minneapoli­s, le 2 juin
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A Los Angeles, en juin
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