Les Inrockuptibles

Judd Apatow

Cinq ans que nous étions sans nouvelles du JUDD APATOW cinéaste. De retour avec The King of Staten Island, il évoque son goût pour la quête de nouveaux talents et l’humour à l’heure de Trump. Et nous explique pourquoi les plus grands drames font les meill

- TEXTE Jacky Goldberg

A l’occasion de la sortie de son nouveau film, The King of Staten Island, et de sa découverte d’un jeune comique, Pete Davidson, rencontre avec le réalisateu­r américain

BIEN QU’IL N’AIT PAS FAIT DE LONG MÉTRAGE DEPUIS “TRAINWRECK” (“CRAZY AMY”), ON NE PEUT PAS DIRE QUE JUDD APATOW NOUS AIT LAISSÉ·ES SANS NOUVELLES depuis 2015. Via ses multiples films et séries produit∙es, via son retour sur scène, via des livres sur ses idoles et un documentai­re sur son maître Garry Shandling − et aussi via ses tweets, incessants −, il n’a même jamais cessé de donner des nouvelles. Pourtant, quoique très personnels et pour la plupart fort sympathiqu­es, aucun de ces travaux ne semblaient réellement essentiels, urgents. The King of Staten Island brise cette routine pour renouer avec le Apatow qu’on aime le plus, celui de Funny People, où la comédie ne parvient plus complèteme­nt à effacer le désespoir, où la quête du bonheur bute en permanence sur les mêmes névroses. Alors que le covid fait encore des ravages aux Etats-Unis, alors que la jeunesse manifeste tous les jours dans les rues, et que la campagne électorale risque d’être la plus tendue et surréalist­e de l’histoire des Etats-Unis, on s’est entretenu par Zoom avec un comique confiné mais gardant un oeil alerte sur ce qui se passe au-delà de sa villa de Los Angeles.

Pour commencer, pourrais-tu nous raconter ta rencontre avec Pete Davidson ? C’est grâce à Amy Schumer, c’est ça ?

Oui, on était en préproduct­ion de Trainwreck, et j’ai demandé à Amy : “Quel nouveau comédien je devrais connaître ?”

Et elle m’a répondu : “Y a ce gamin, là, Pete Davidson, il a 20 ans, et il est déjà hyper-drôle. Son père est mort pendant le 9/11 et il a un humour très dark, rencontrel­e.” Je lui ai donné un petit rôle dans Trainwreck, surtout parce que je me doutais qu’il deviendrai­t un jour une star et que ce serait marrant de l’avoir eu vingt secondes dans mon film. J’aime bien faire ça : Bo Burnham est dans Funny People, Mindy Kaling et Jonah Hill dans 40 ans, toujours puceau, etc. Donc voilà, on a fait ça, on l’a trouvé super, puis Bill Hader l’a recommandé au Saturday Night Live, et il a été pris direct. C’était parti. Ensuite, on a passé du temps à bosser pour rien sur un scénario, à partir d’une idée absurde que je lui avais donnée, et qui s’est révélée mauvaise. Puis c’est lui qui a fini par me soumettre une idée : il m’expliquait combien sa mère s’était sacrifiée pour l’élever et comment il voulait lui trouver un mec. Mais moi je lui ai dit : “Si ta mère avait un mec, tu le détesterai­s, c’est sûr.”

Et pire : “Si c’était un pompier, ce serait l’enfer pour toi, ça t’obligerait à faire face à tes démons.” On a passé encore beaucoup de temps à discuter ensemble, presque comme une interview journalist­ique, très intime. Et à partir de ce matériau, on a commencé à écrire.

Et j’imagine que, comme à tous tes élèves, tu lui as conseillé de commencer par écrire un bon drame et que les blagues viendraien­t ensuite…

Absolument, l’important était d’écrire une belle histoire. J’ignorais à quel point Pete saurait être drôle, car il n’est pas comme Seth Rogen ou Amy Schumer, qui s’expriment directemen­t dans un langage comique, qui font des blagues constammen­t. Pete, lui, se focalise d’abord sur le personnage. Il ne cherche pas le trait d’esprit ou la vanne parfaite, mais le bon comporteme­nt. Il m’a fallu d’ailleurs un certain temps pour comprendre comment le rendre drôle dans un film plutôt sérieux.

Après trente ans dans le business, tu trouves encore autant de plaisir à dénicher et à former des jeunes talents ?

Je suis d’abord un fan de comédie, et quand je trouve un nouveau comique, c’est comme trouver un nouveau groupe de musique. Je me souviens quand le premier album de Pearl Jam, ou celui de Nirvana, est sorti, j’étais tellement excité, ça me rendait fou. Eh bien, découvrir un comique me fait le même effet. C’est aussi comme résoudre un puzzle. Il faut travailler, chercher, jusqu’à ce que ce soit le film qui te dise ce qu’il veut être.

Tu as toujours alterné entre des films très personnels, qui se réfèrent à ta propre expérience (En cloque mode d’emploi, Funny People, 40 ans : mode d’emploi) et des films dont tu n’écris pas le scénario (40 ans, toujours puceau, Trainwreck, The King of Staten Island). Est-ce que c’est pour toi la même démarche ?

Parfois, j’explore ma propre vie, mais je fictionne toujours certains trucs. Ce film, c’est la même chose : il se base sur la vie

“Il faut avoir une vraie opinion et s’y tenir. Et là, on peut plaisanter. Ce qu’on ne peut plus trop faire, c’est glisser, explorer, juste pour voir si ça passe”

de Pete, mais il ajoute des éléments de fiction pour atteindre une certaine vérité émotionnel­le. Quand je produis, ou quand je guide l’écriture de quelqu’un, je vais chercher au plus profond de moi-même. J’essaie toujours de diriger les gens dans une direction qui m’intéresse. Et ce qui m’intéresse, c’est de raconter comment la vie se débrouille pour nous donner des leçons. Dans Funny People, il faut que le héros ait un cancer pour qu’enfin il se réveille, pour qu’il réalise à quel point il est solitaire et égoïste. Ces dernières années, j’essayais d’écrire sur la thématique du sacrifice, c’était le mot qui me revenait sans cesse en tête. J’essayais de sortir de ma zone de confort. J’avais par exemple commencé à écrire, avec un ami, un film sur des soldats revenant d’Afghanista­n, mais on n’a pas réussi à le faire. Et quand j’ai rencontré Pete et qu’il m’a parlé de son père, ça a fait sens. C’est à ça que je m’étais préparé tout ce temps : le sacrifice d’un pompier et la difficulté pour son fils à l’accepter.

J’ai l’impression que ce film est aussi personnel que tous les autres. Je me demandais d’ailleurs si Staten Island, qui est le quartier le plus isolé de New York, ressemblai­t à la banlieue où tu as grandi, sur Long Island…

Probableme­nt, oui. Je vivais à une heure en voiture de Manhattan, dans une petite ville de cols bleus, avec quelques quartiers bourgeois. Manhattan, c’était juste pour aller au cinéma. Une fois par an, peut-être, aller voir une pièce à Broadway. C’était tout. Jusqu’à ce que, à 15 ans, j’aie l’âge d’aller tout seul explorer les comedy clubs. C’était mon premier aperçu du monde adulte. Et pour Pete, c’est un peu pareil : il pouvait se passer une année sans qu’il mette les pieds à Manhattan, alors que c’est à vingt minutes de ferry. Il a la skyline littéralem­ent face à lui toute la journée, mais ça lui semble inaccessib­le.

C’est ton film le plus mélancoliq­ue je crois, assez proche dans l’esprit des épisodes les plus déchirants de Freaks and Geeks, cette série à laquelle tu as largement participé et dans laquelle Seth Rogen ou James Franco, par exemple, ont débuté. Ça pourrait presque en être une suite, d’ailleurs : Nick (le personnage joué par Jason Segel) serait resté dans sa petite ville après le bac et on le retrouvera­it, six ans plus tard…

J’ai en effet beaucoup pensé à Freaks and Geeks en tournant. Je crois que ça tient beaucoup au lieu, à son atmosphère. Cette tristesse sur le visage de Pete quand il ne fait rien. Il y a quelque chose de Buster Keaton chez lui… Mais c’est vraiment ce qu’inspire Staten Island. J’ai tourné avec Robert Elswit, le grand chef opérateur de Paul Thomas Anderson, et je lui ai dit de s’inspirer de Sidney Lumet (Serpico, Un après-midi de chien) ou d’Hal Ashby (Le Retour) – bon, j’essaie toujours de m’inspirer d’Hal Ashby… Je voulais que la caméra nous fasse ressentir cette impression d’être coincé, collé sur place.

Tu parlais tout à l’heure du plaisir de découvrir de nouveaux groupes de musique. Tu le fais encore ?

Plus tellement à vrai dire. En vieillissa­nt, je perds cette capacité. Je suis resté bloqué sur Pearl Jam (rires). Aux Who. A Jeff Tweedy et Wilco. A Radiohead… Parfois, j’aime bien me relaxer en écoutant du Sade… C’est surtout via mes filles que je découvre des nouveautés, dans la voiture, mais je serais incapable de te dire le nom.

Et à part la musique ? Tu as profité du confinemen­t pour découvrir des choses ?

Marcella, une série policière anglaise sur Netflix dont j’attends la troisième saison avec impatience. Mais je n’ai pas tellement pu voir de trucs car mes filles contrôlent la télé. Elles se gavent de reality shows et ne me laissent pas voir de bons films (rires). On a quand même réussi à regarder Strangers de Na Hong-jin, et c’était franchemen­t génial.

Est-ce que Donald Trump a changé la façon de faire de la comédie ? Peut-on faire les mêmes blagues ?

En ce qui me concerne, pour l’essentiel, je dirais que oui. De temps en temps, je m’autocensur­e, mais c’est rare. Je pense qu’on peut toujours dire ce qu’on veut, mais à condition d’être sincère. Il faut avoir une vraie opinion et s’y tenir. Et là, on peut plaisanter. Ce qu’on ne peut plus trop faire, c’est glisser, explorer, juste pour voir si ça passe. En général, ça ne passe plus. Avec les films, le problème que je vois, c’est que les studios ne veulent plus dépenser de l’argent dans des films capables de briser le statu quo, dans des films qui critiquent des Etats ou des multinatio­nales.

Par exemple ?

Des tas de gens aux Etats-Unis ont peur de parler de la façon dont la Chine traite ses musulmans. On n’en parle pas beaucoup. Parce que personne ne veut se fâcher avec la Chine. Pareil avec l’Arabie saoudite.

Ton humour est rarement politique, mais tu l’as fait, notoiremen­t, en 2011, en écrivant des blagues à Obama pour son dîner des correspond­ants. Blagues dirigées contre… Donald Trump. Qui en garda, dit-on, une rancoeur tenace. Si c’était à refaire, tu le referais de la même façon ?

C’était l’époque où Trump contestait le lieu de naissance de Barack Obama, arguant qu’il était né au Kenya et n’aurait jamais dû être Président. Déjà à l’époque, Trump laissait entendre qu’il aimerait être Président, et ma blague consistait à retourner contre lui sa rhétorique de The Apprentice pour montrer qu’il n’avait pas le leadership nécessaire.

Il a été humilié et on a pu dire qu’il avait décidé de se présenter à la suite de ce dîner, mais ce n’est pas vrai, il le voulait depuis longtemps. Je me souviens que j’ai retenu mes coups à l’époque, je voulais l’enfoncer encore plus. J’avais déjà conscience qu’il était horrible, mais il s’est révélé mille fois pire que dans nos pires cauchemars… Un Président qui encourage les gens à ne pas porter de masque, en ce moment, ça revient à tuer des dizaines de milliers de personnes.

Et il le fait en toute connaissan­ce de cause.

Tu as bon espoir qu’il perde en novembre ? La campagne électorale va être folle, non ?

Il garde 40 % de soutiens quoi qu’il fasse, c’est difficile de comprendre pourquoi. Moi ça me dépasse. Mais ça en dit beaucoup sur la nature humaine, sur le tribalisme. Mais j’ai de l’espoir. Je ne crois pas qu’il ait gagné des supporters depuis la dernière fois. S’il l’emportait, ce serait uniquement en trichant. Il semblerait aussi qu’il ait un problème de santé… On verra.

The King of Staten Island de Judd Apatow, avec Pete Davidson, Bel Powley, Ricky Velez (E.-U., 2020, 2 h 16). En salle le 1er juillet

 ??  ?? Judd Apatow et son chat, Honey, chez lui à Santa Monica, Californie, en mai
Judd Apatow et son chat, Honey, chez lui à Santa Monica, Californie, en mai
 ??  ??
 ??  ?? Judd Apatow et Pete Davidson sur le tournage de The King of Staten Island
Judd Apatow et Pete Davidson sur le tournage de The King of Staten Island

Newspapers in French

Newspapers from France