Les Inrockuptibles

Babe alone in Babylone

- Nelly Kaprièlian

En 1935, JOHN O’HARA s’inspirait de la mort d’une jeune flapper pour sonder l’hypocrisie bourgeoise d’une Amérique post-krach boursier. Bienvenue en enfer.

JOHN O’HARA AVAIT 29 ANS QUAND IL A CONNU LE SUCCÈS avec son premier roman, le magnifique Rendez-vous à Samarra, publié l’année dernière par les éditions de l’Olivier qui nous donnaient la possibilit­é de redécouvri­r ce contempora­in d’Hemingway et Fitzgerald tombé dans l’oubli. A 30 ans, à peine plus âgé que ses protagonis­tes, celui qui allait devenir l’un des plus prolixes auteurs de nouvelles du New Yorker publiait en 1935

L’enfer commence avec elle, roman inspiré d’un fait divers qui défraya la chronique quatre ans plus tôt.

Quand une jeune et belle flapper de 25 ans, la socialite Starr Faithfull, est retrouvée morte sur une plage de Long Island, John O’Hara n’a que 26 ans. Il sera indéniable­ment marqué par la fatalité de ce destin, celui d’une fille déclassée, abusée régulièrem­ent dès l’âge de 11 ans par un riche cousin de sa mère, qui passera sa jeunesse à jouer à la roulette russe à coups d’alcool, de drogue, d’amants parfois violents. Curieuseme­nt, le portrait qu’en fait O’Hara se dilue dans l’aquarelle, comme si son sujet avait été trop cruel pour lui. Ici, la jeune fille délurée est présentée comme une vamp dangereuse durant une bonne partie du roman, parfait prétexte pour dénoncer l’hypocrisie de l’upper class et de ses couples trop installés.

La scène d’ouverture donne le ton : Gloria Wandrous se réveille dans un grand appartemen­t qui n’est pas le sien (on le comprend peu à peu) mais celui de son amant de la veille, et finit par piquer le vison blanc de l’épouse absente. Le charme de L’enfer commence avec elle, c’est de nous plonger dans l’ambiance alcoolisée et enfumée des speakeasie­s de Manhattan au moment même où ils existaient, de nous entraîner dans le glamour douxamer des vies d’un Scott Fitzgerald ou d’une Dorothy Parker.

Une surabondan­ce de dialogues semble montrer un jeune écrivain inspiré par le cinéma ou par le théâtre. Il le fut surtout par son ressentime­nt d’ordre social, qui le rendit, semble-t-il, amer et alcoolique, et surtout trop conservate­ur, perpétuant les clichés raciaux de son époque (p. 242 : “Le chef du personnel envoya chercher une Négresse.”).

O’Hara aussi, telle Starr Faithfull, était un déclassé, passant d’une enfance dans sa famille nantie à la ruine après la mort de son père en 1924. En cours de route, le texte va donc se muer en geste de tendresse pour la jeune Gloria, qui finira évacuée – accident ? suicide ? – comme un grain de sable trop gênant de la machine bien huilée qui assure protection et survie à la grande bourgeoisi­e. Ce que le romancier expose ici, c’est en effet la société comme scène de théâtre, où le vrai, tels les sentiments que la jeune fille commence à éprouver pour son amant marié, est trop dangereux et doit être caché, vécu discrèteme­nt, ou éliminé. Sous la plume de O’Hara, Gloria devient le visage meurtri d’une Amérique plongée dans la Grande Dépression.

L’enfer commence avec elle (Editions de L’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yves Malartic, édition révisée par Mathilde Deprez, 256 p., 22 €

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John O’Hara vers 1945
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