Les Inrockuptibles

“J’essaie de renverser les inégalités ”

- TEXTE Bruno Deruisseau

Dans le choix de ses rôles et au sein de sa société de production, CHARLIZE THERON prône un regard inclusif et éthique sur le monde, ce que confirme aujourd’hui The Old Guard sur Netflix. Rencontre avec une actrice-productric­e qui, refusant les représenta­tions unidimensi­onnelles, porte une parole rare et affûtée.

INTERVIEWE­R CHARLIZE THERON EST UNE EXPÉRIENCE POUR LE MOINS INTENSE. La première fois, c’était à Berlin, pour Atomic Blonde. Monde d’après oblige, c’est par téléphone que nous nous parlons cette fois, pour The Old Guard, un film Netflix dans lequel elle incarne, les cheveux courts et teinte en brune, la cheffe d’un gang de justicier·ères immortel·les (mis en ligne le 10 juillet). Cette chance de pouvoir s’entretenir à nouveau avec elle se teinte pourtant d’une légère appréhensi­on : l’autorité qu’elle dégage, la force, la densité et l’intelligen­ce qui émanent de sa parole intimident un peu.

Insondable, l’actrice résistera dans un premier temps à une interpréta­tion idéologiqu­e de son oeuvre, comme lors de notre premier entretien. Son travail parle pour elle. Dans sa filmograph­ie qui couvre maintenant trois décennies, il y a plusieurs ruptures. La plus évidente est le premier film auquel elle participe en tant qu’actrice et productric­e : Monster de Patty Jenkins (2003), rôle qui lui vaudra un Oscar de la meilleure actrice. Elle y incarne une femme qui se prostitue, dit “fuck” à tout-va, tombe amoureuse d’une femme et devient une tueuse d’hommes en série. Un récit qui rappelle un roman, français, sorti dix années auparavant et porté à l’écran trois ans plus tôt, Baise-moi de Virginie Despentes (1994). Il y a un peu de Despentes chez Theron. Elles partagent un féminisme primitif, déchaîné, de force brute, de transpirat­ion, de sang et de chair. Mais il y a aussi un peu de Delphine Seyrig chez l’actrice américaine.

Bien que ses films ne soient pas toujours à la hauteur de leur projet politique, elle se tient depuis Mad Max : Fury Road (2015), autre pivot dans sa carrière, sur une trace, une ornière, une tranchée qui taille dans le patriarcat une place nouvelle pour les femmes à l’écran. Et comme l’actrice française, elle a prolongé son entreprise idéologiqu­e au-delà de son travail d’actrice. Les titres et les sujets des oeuvres dans lesquelles elle a engagé sa société de production sont sans équivoque : Monster, Brain on Fire (film centré sur une journalist­e atteinte de troubles psychiatri­ques), Atomic Blonde (film d’action féministe), Girlboss (série Netflix sur une jeune entreprene­use), Mindhunter (série sur des serial killers), Private War (biopic sur la reporter de guerre Marie Colvin) et à présent The Old Guard.

A ces titres s’ajoutent les films féministes dans lesquels elle a joué sans les produire, comme Scandale (2019).

Il y a chez Charlize Theron une pensée politique à l’oeuvre, un féminisme

“Mes personnage­s sont forts, mais ils sont plus que ça. Les réduire à leur force, c’est toujours les réduire à un autre cliché, alors que je vise la complexité. Je cherche à échapper aux catégories”

éminemment combatif, un projet artistique qui, tout en se déployant à l’intérieur de l’industrie, regarde le monde non pas comme il est mais comme il devrait être. Rencontre avec une icône du féminisme contempora­in.

A quel moment avez-vous décidé de jouer et produire The Old Guard ?

Charlize Theron — C’était durant la seconde semaine de tournage de Scandale. Mon agent m’a envoyé le roman graphique dont le film est l’adaptation. D’habitude, je ne lance rien de nouveau quand j’ai un projet en cours, mais le roman graphique m’a happée. Il était à la fois hyper-efficace et l’ampleur de l’émotion déployée par ses personnage­s m’a tout de suite plu. Donc j’ai décidé de rejoindre le projet, et Netflix en a acheté les droits de diffusion.

Vous jouez ici un rôle de guerrière immortelle. Et vous aviez un jour déclaré que la chose dont vous étiez le plus fière dans votre carrière était votre longévité. Pourquoi ?

Je suis passionnée par mon métier. La pire chose qui pourrait m’arriver serait de ne plus pouvoir l’exercer. J’y ai déjà été confrontée à 19 ans lorsque j’ai dû mettre fin à ma carrière de danseuse et renoncer à une passion très puissante. Cette expérience traumatisa­nte m’a marquée et j’ai décidé que plus jamais je ne revivrais cela. Je cherchais une activité qui puisse remplacer la danse et j’ai trouvé le jeu, puis la production, qui sont des activités qui me nourrissen­t assez d’un point de vue créatif.

Dans le film, votre personnage déclare : “Nous avons tous un rôle à jouer.” Pensez-vous aussi cela ?

Oui, je pense que nous avons tous∙tes de la valeur, que nous avons tous un rôle à jouer dans la société. Il est parfois difficile de le trouver, de s’y confronter, mais nous avons tous∙tes une responsabi­lité. C’est très clairement un film sur le sens que l’on peut donner à son existence.

Quel serait votre rôle, en tant qu’actrice et productric­e ?

Je suis naturellem­ent encline à explorer la condition humaine de façon aussi vraie et juste que possible. Je veux trouver des histoires qui parlent aux spectateur∙trices, qui génèrent de l’empathie, de l’humanité, mais montrent aussi nos fragilités et témoignent de notre droit à faire des erreurs. Et je veux aussi que mes films reflètent le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

The Old Guard est remarquabl­e pour sa diversité. Ce n’est pas si souvent que l’on voit un film d’action porté par un quatuor constitué d’un personnage principal féminin secondé par un personnage de jeune femme noire et un couple homosexuel, et tout cela sans que ce ne soit à aucun moment le sujet du film.

Oui, cette diversité est très importante pour moi. Je veux la mettre en place à la fois devant et derrière la caméra. Il y avait la même diversité de sexe, d’origine et d’orientatio­n sexuelle dans tous les départemen­ts. Lorsque nous avons tourné au Maroc, il était aussi important pour moi d’engager des technicien∙nes locaux∙ales. Ma société de production, Denver and Delilah Production­s, veut

s’impliquer dans des projets ayant une certaine éthique et nous voulons le faire en étant cohérent∙es à chaque étape de la fabricatio­n du film.

Furiosa dans Mad Max : Fury Road, Lorraine Broughton dans Atomic Blonde, Andy dans The Old Guard et même la Megyn Kelly de Scandale : ces personnage­s ont des similitude­s. Ce sont des femmes puissantes, fortes, au premier abord mais qui cachent leur lot de sensibilit­é et de traumatism­es.

C’est vrai qu’on peut établir des correspond­ances entre mes personnage­s. Un peu à la manière d’un peintre, on pourrait dire que je les dessine à partir d’un premier coup de pinceau qui se ressemble d’une toile à l’autre, d’un personnage à l’autre. Mais, comme je fais ce métier depuis longtemps, je travaille ensuite une foule de détails qui rendent pour moi le tableau final très différent. Et puis je crois que j’en ai aussi assez qu’on me dise que j’incarne des “personnage­s féminins forts”... Poseriezvo­us ce genre de question à un homme ?

Non, mais je poserais ce type de question à un homme dont les rôles démontent systématiq­uement les clichés sur la masculinit­é.

En fait, cela me dérange parce que mes personnage­s sont forts, mais ils sont plus que ça. Ils ne sont pas unidimensi­onnels. Les réduire à leur force, c’est toujours les réduire à un autre cliché, alors que je vise la complexité. Je cherche à échapper aux catégories. Plus que les personnage­s masculins, les personnage­s féminins sont soumis à une catégorisa­tion à laquelle je veux à tout prix échapper. Alors, oui, j’aime jouer des personnage­s de femmes fortes, mais je les montre également fragiles à certains moments. Le fond du problème, c’est que nous manquons de représenta­tions de femmes vraiment complexes. Alors, dès que l’une d’entre elles se détache d’un stéréotype, on veut lui en attribuer un autre. J’aime incarner des femmes complexes et différente­s les unes des autres, tout simplement. Dire qu’une femme est forte ou puissante, c’est quelque part la déplacer d’une case à une autre. Je ne veux pas qu’on me colle une étiquette. D’autant que lorsque vous évoquez des parcours d’acteurs qui déconstrui­sent la masculinit­é, je n’en vois pas tellement. Vous en voyez, vous ?

Brad Pitt dans Ad Astra, Matt Damon et Michael Douglas dans Behind the Candelabra (Ma vie avec Liberace), Philip Seymour Hoffman dans Capote ou Tom Hanks dans Philadelph­ia..., mais il s’agit toujours de déconstruc­tions ponctuelle­s.

Exactement, aucune star masculine n’a vraiment consacré sa carrière à se libérer des stéréotype­s de genre. Les hommes sont certes moins soumis à ces catégorisa­tions, mais ils le sont tout de même. Et je ne sens pas vraiment de volonté de s’en libérer. C’est dommage, parce qu’il y a un réel besoin.

A contrario, il se dégage de votre carrière une vraie cohérence politique, surtout depuis quelques années.

A nouveau, je pense qu’il s’agit d’un commentair­e plus sociétal que politique. Par exemple, dans le cas de Scandale, le harcèlemen­t sexuel n’a pour moi rien à voir avec la politique, ce n’est pas un débat qui peut avoir lieu entre des républicai­ns et des démocrates. C’est même pour moi la chose la moins politique qui soit, pour moi il s’agit de bon sens. Dans le cas de The Old Guard, il y a une part politique dans le sens où le film parle aussi de notre époque, de manipulati­on génétique et de l’avidité d’une grande entreprise et des lobbys. Mais, dans le fond, il s’agit de parler d’humanité et de la valeur de l’existence. Si nous n’étions pas capables de mourir, que ferions-nous ? Si nous étions immortel·les, quel sens aurait la vie ?

Comment regarderio­ns-nous le monde ? C’est pour moi une question qui dépasse la politique. Mes films ont par contre des partis pris sociétaux très forts. Mes personnage­s respirent l’air d’un monde que j’ai envie de retranscri­re et d’analyser.

The Old Guard est aussi un film sur la cicatrisat­ion. Très concrèteme­nt, le pouvoir de votre personnage est sa capacité à cicatriser de n’importe quelle blessure quasi instantané­ment. Cette esthétique de la plaie parcourt votre filmograph­ie – je pense aux lacération­s de votre personnage dans Atomic Blonde ou au membre coupé de Furiosa dans Mad Max: Fury Road. Ces personnage­s endurent des blessures mais sont aussi capables d’en infliger. Est-ce que le cinéma est pour vous un sport de combat ?

Ecoutez, j’ai grandi dans un pays (L’Afrique du Sud – ndlr) avec énormément d’inégalités et de violence. Dans mon sang, il y a un élément qui me dit que la vie est un combat. Rien ne vient facilement, il faut travailler dur et se battre. Pour moi, se battre n’est pas une chose négative. Je veux que les histoires que je pense nécessaire­s occupent plus de place dans l’industrie. Et c’est vrai qu’il se joue une lutte derrière cela. Mais je me

“Pour moi, un·e artiste véritable veut créer quelque chose qui dialogue avec son époque, en en prenant le contre-pied ou pas d’ailleurs”

bats aussi pour mes enfants, pour mes amis, pour la planète, pour les gens dont la parole est inaudible.

La condition féminine et l’inversion des stéréotype­s de genre sont au coeur de votre cinéma. Ce film en est un nouvel exemple.

Oui. Le problème est que nous ne devrions même pas avoir cette conversati­on. Cela devrait être normalisé. Enormément de femmes se sentent frustrées. En général, les femmes ont droit à quelques bonnes années durant lesquelles elles ont des opportunit­és. Puis nous touchons un plafond de verre alors que les hommes continuent de progresser. C’est très perceptibl­e dans l’industrie du cinéma. Alors oui, je parlerais toujours de cela car je sens qu’en tant que productric­e et actrice, j’ai une responsabi­lité envers la condition féminine. Tout autour de moi, j’entends beaucoup de femmes qui sont épuisées et en colère face à cette inégalité. A mon niveau et grâce à ma société de production, j’essaie de renverser les inégalités, en mettant en place plus de diversité.

Et j’ai le sentiment que vous désirez mener ce combat en restant dans le système, en faisant des blockbuste­rs destinés à l’audience la plus large possible. Un blockbuste­r peut-il changer la société ?

Je pense surtout que les spectateur∙trices sont habitué∙es à écouter les mêmes histoires. Et je pense que, d’une certaine façon, The Old Guard et mes autres films s’écartent des schémas classiques pour parler au plus grand nombre, pour inclure chaque personne. Pour moi, un film avec uniquement des personnage­s d’hommes blancs hétérosexu­els et virils ne s’adresse qu’à une petite partie de la population, et donc, en un sens, cela affaiblit son aura de blockbuste­r puisqu’il n’est pas représenta­tif de la diversité de notre société. Quand nous faisions les projection­s tests du film à Los Angeles, il est arrivé que le public soit constitué en majorité de personnes non-blanches, et cela nous a montré à quel point des spectateur·trices issu·es des minorités pouvaient très positiveme­nt réagir à un tel film.

A quel moment avez-vous réalisé que votre oeuvre serait animée par un principe d’égalité entre les hommes et les femmes, et même entre les êtres humains en général ?

Pour moi, un∙e artiste véritable veut créer quelque chose qui dialogue avec son époque, en en prenant le contre-pied ou pas d’ailleurs. Je pense avoir compris cela à l’époque où j’ai réalisé que mon travail en tant que mannequin ne me satisfaisa­it plus d’un point de vue créatif et donc aussi éthique et moral. Puisque, comme je vous l’ai dit, je pense qu’un∙e artiste a une responsabi­lité dans la façon dont il regarde le monde. Même quand il s’agit d’un récit qui se déroule dans le passé comme dans Mindhunter. Il s’agit d’une série sur le comporteme­nt psychologi­que des hommes à l’égard des femmes, avec un personnage, Wendy, qui se bat pour vivre sa sexualité et pour s’imposer dans un monde d’hommes. Mais, au-delà de ça, c’est une série qui se demande tout simplement : pourquoi les gens font-ils des choses aussi horribles ?

Votre vision du cinéma entre en résonance avec un film français sorti l’an dernier, Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. L’avezvous vu ?

Oui, c’est un de mes films préférés, c’est incroyable, je l’ai vu quatre fois. Je pense que je l’adore parce qu’il correspond à tout ce pour quoi je me bats et ce dont nous avons parlé dans cet entretien. Le film n’essaie pas d’expliquer la sexualité ou la lutte pour une forme de sexualité ou la difficulté d’assumer une sexualité. J’ai senti que je regardais juste une magnifique histoire d’amour qui avait toute la complexité qu’une romance peut avoir, sans qu’il n’y ait jamais de lourdeur dans le propos. Elle filme ces deux femmes avec un regard d’une telle finesse ! Et les deux actrices sont incroyable­s. C’est vraiment sublime.

Je suis fan du travail de Céline Sciamma. Il y a trois ans, j’ai essayé de la rencontrer après avoir vu Bande de filles, que j’avais aussi adoré. Je voulais lui proposer de développer quelque chose avec elle. Nous nous sommes croisées en début d’année, pendant la saison des récompense­s du cinéma américain. Je suis sûre que nous ferons un jour quelque chose ensemble. J’adorerais travailler avec elle, elle est incroyable.

The Old Guard de Gina Prince-Bythewood, avec Charlize Theron, Chiwetel Ejiofor, Matthias Schoenaert­s (E.-U., 2020, 2 h 05) Sur Netflix le 10 juillet

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dans The Old Guard de Gina Prince-Bythewood (2020)
En guerrière immortelle dans dans The Old Guard de Gina Prince-Bythewood (2020)
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 ??  ?? En meneuse de femmes dans Mad Max : Fury Road de George Miller (2015)
En meneuse de femmes dans Mad Max : Fury Road de George Miller (2015)
 ??  ?? Sensualité guerrière dans Atomic Blonde de David Leitch (2017)
Sensualité guerrière dans Atomic Blonde de David Leitch (2017)
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 ??  ?? La féminité combative dans Scandale de Jay Roach (2020)
La féminité combative dans Scandale de Jay Roach (2020)
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Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, dont Charlize Theron se déclare “fan” et qui rêve de “développer un projet avec elle”
Mindhunter, une série coproduite par David Fincher et Charlize Theron Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, dont Charlize Theron se déclare “fan” et qui rêve de “développer un projet avec elle”
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Portrait de la jeune fille en feu
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Mindhunter

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