Les Inrockuptibles

Enquête Quand les femmes s’engagent pour un porno féministe

- TEXTE Jacky Goldberg

Même si le porno reste majoritair­ement dominé par les hommes, ACTRICES, RÉALISATRI­CES ET PRODUCTRIC­ES continuent de se battre pour changer l’industrie du X mainstream en profondeur. Une volonté de prendre le pouvoir qui se manifeste aussi dans la tendance du porno peer-to-peer.

ET SI LES FEMMES ÉTAIENT EN TRAIN DE PRENDRE LE POUVOIR DANS L’INDUSTRIE DU X, POUR LA CHANGER DE L’INTÉRIEUR ? L’hypothèse peut surprendre. Le porno a mauvaise presse, accusé de pervertir la jeunesse, d’asservir sa main-d’oeuvre, de servir de marchepied à la misogynie la plus crasse, et même de favoriser les violences conjugales

– à en croire une récente loi sur le sujet, votée au Sénat français, qui fait le lien entre les deux phénomènes par un amendement visant à limiter l’accès des sites pornograph­iques aux mineurs.

Et pourtant, s’il ne s’agit pas de nier certains problèmes qu’il soulève, le porno est bien plus divers qu’on ne l’imagine. Ecrit en 2018 par la journalist­e d’investigat­ion Marie Maurisse, Planète Porn (Stock) est l’enquête la plus fouillée publiée en langue française sur le sujet. Au cours de ses recherches, la journalist­e, qui admet en préambule avoir eu un a priori négatif sur cette industrie qui fait tant fantasmer, confie en conclusion que, souvent, “la réalité a bousculé (ses) hypothèses, remis en cause (ses) idées reçues”. Parmi celles-ci, le machisme supposé indécrotta­ble d’un petit milieu dominé par des hommes : “La démocratis­ation du X, écrit-elle, a permis aux femmes de découvrir la pornograph­ie, donc de la critiquer, de l’apprécier. Et de l’améliorer.”

Il se trouve qu’au moment précis où je lisais ces lignes, j’étais convié au congrès de l’industrie dite adulte, le XBIZ Show à Los Angeles, pour y participer à une discussion sur le journalism­e et le porno. Premier constat : à ce panel, j’étais le seul homme. Rapporter l’actualité du X n’a cependant rien à voir avec le fait de la faire. Mais en furetant dans les autres conférence­s, je remarquais des intitulés dénotant, a minima, une interrogat­ion du milieu sur ses pratiques : “Consenteme­nt et pornograph­ie à l’ère de MeToo”, “Etre une femme et réaliser des films adultes” ou encore “Performeur­s : prenez le pouvoir sur votre carrière.” Là encore, s’interroger sur des pratiques ne signifie pas les changer. Mais cela méritait de creuser la question.

J’ai donc commencé par interroger Bree Mills, sans doute la personnali­té qui incarne le mieux les bouleverse­ments en cours. Réalisatri­ce et productric­e, ouvertemen­t queer, elle est directrice de la création d’un des cinq plus grands studios adultes du monde (le canadien Gamma Entertainm­ent) et vient de lancer une ambitieuse offre payante, Adult Time, qui regroupe sur une même plateforme des films et séries d’horizons variés. Adult Time est en quelque sorte à Pornhub (leader bien connu des tubes gratuits) ce que Netflix est à YouTube.

Lorsque je la retrouve sur son stand, le plus grand du salon AVN de

Las Vegas, elle s’apprête à remporter le prix du meilleur long métrage de l’année avec l’excellent Teenage Lesbian. “Oui, il y a de plus en plus de femmes à des postes de pouvoir dans le X, me confirme-t-elle,

mais ce n’est pas un phénomène complèteme­nt neuf. Il y en a toujours eu, mais elles étaient moins visibles qu’aujourd’hui.” Dès les années 1970, des femmes comme Suze Randall, Tristan Taormino, Annie Sprinkle, plus récemment Erika Lust, Amarna Miller ou Ovidie, ont en effet proposé leurs visions, originales et féministes, du porno. Ce qui motive Bree Mills, c’est d’élever le niveau général du contenu disponible : “Je crois au storytelli­ng, au porno personnel, sain, inclusif, un porno qui rend les gens qui le font et ceux·celles qui le consomment heureux·ses. Ma plus grande joie, c’est quand je regarde nos stats et réalise que les spectateur·trices regardent nos films jusqu’au bout.”

Son discours marketing est rodé, mais il n’est pas galvaudé. Le contenu est bon, et la jeune femme au style butch peut se targuer d’être à la tête d’une plateforme de plus de 100 000 abonné∙es, prêt∙es à débourser vingt dollars par mois pour voir – en entier, donc, à la croire – des films et séries pornograph­iques de qualité.

A l’heure du tout-gratuit, ce n’est pas négligeabl­e. Et il ne s’agit pas non plus d’une niche : même si ses chiffres sont incomparab­les avec ceux des tubes gratuits (des centaines de millions de vues quotidienn­es), c’est bien du porno mainstream que produit ou réalise Bree Mills. Mais avec l’éthique du porno alternatif.

“Le porno n’est pas plus hard aujourd’hui. C’est un mensonge colporté par des gens qui n’en voient pas. Il y a toujours eu un contenu super-hardcore, qui a sans doute culminé au début des années 2000 avec l’arrivée d’internet. Aujourd’hui, même si certaines pratiques hard sont rendues plus visibles par la gratuité, le porno mainstream tend à s’adoucir”, rappelle Holly Randall, dans un café de West Hollywood où elle m’a donné rendez-vous, les bras chargés de costumes (serveuses de diner 50’s) pour son tournage du lendemain.

La petite quarantain­e, enceinte, elle a suivi la voie tracée par sa mère, la légendaire Suze, première photograph­e femme pour Playboy et Penthouse

(et, pour l’anecdote, jeune fille au pair aperçue dans une scène de L’Amour l’après-midi d’Eric Rohmer en 1972). Aujourd’hui, Holly réalise des scènes pour divers studios, quand elle n’est pas derrière le micro pour animer son podcast, Unfiltered. Très écouté

(400 000 auditeur·trices en moyenne) et influent au-delà de la profession, celui-ci vise à donner la parole à celles et ceux qui font cette industrie, à tous ses échelons, pour tordre le cou à certains clichés. Comme le fait que les conditions de travail seraient nécessaire­ment atroces : “Je ne peux parler que de ce que je connais, mais l’immense majorité des

“Je crois au storytelli­ng, au porno personnel, sain, inclusif, un porno qui rend les gens qui le font et ceux·celles qui le consomment heureux·ses” BREE MILLS, RÉALISATRI­CE, PRODUCTRIC­E ET DIRECTRICE DE GAMMA ENTERTAINM­ENT

Bree Mills (au milieu), réalisatri­ce, directrice de studio et productric­e influente, fidèle à l’éthique du porno alternatif

plateaux de tournage américains sont encadrés, respectueu­x du droit et soucieux du bien-être des travailleu­r·euses. Je ne vous dis pas que tout est parfait, mais ce n’est pas l’enfer parfois décrit. Quand il y a des abus, ils sont le plus souvent détectés et punis. Notre milieu a pris MeToo très au sérieux, et les pratiques ont évolué”, assure-t-elle. Récemment, le cas très médiatisé du site GirlsDoPor­n, qui faussait le consenteme­nt de ses modèles, s’est ainsi conclu par de lourdes peines de prison.

La situation que me décrit Holly Randall, et que me décriront tous·tes celles et ceux que j’interroger­ai pour mon enquête, vaut pour les Etats-Unis, où le porno est une industrie structurée, moins pour l’Europe, où elle est le plus souvent un artisanat bricolé – sans parler du reste du monde. Pour une production Dorcel, glamour et chic, combien de tournages glauques à la lisière de la légalité ? C’était une des conclusion­s de Marie Maurisse dans son Planète Porn, et c’est aussi un constat de Carmina, qui a repris en 2019 la rédaction en chef du site de culture X Le Tag parfait : “Mais c’est précisémen­t une raison pour

légaliser le porno, pour mieux l’encadrer et pour laisser les femmes s’y exprimer.”

La réalisatri­ce et camgirl, qui promeut un porno féministe et inclusif, ouvert à tous les corps, en profite pour décocher une flèche au porno dit pour femmes, cette “arnaque inventée de toutes pièces par des mecs réunis en conciliabu­le pour essayer d’imaginer ce qui pourrait plaire à un public féminin : de la romance fleur bleue bien sûr… comme si les femmes ne pouvaient pas regarder un gang bang ou du BDSM.”

Des gang bangs et du BDSM, c’est notamment ce que produit Kayden Kross, directrice générale de Vixen Media, un des plus grands studios nord-américains, que j’interviewe dans sa somptueuse villa de Calabasas, à quelques encablures de Kanye West et Kim Kardashian. En tant que réalisatri­ce, elle y développe principale­ment son label, Deeper, où elle met en scène des femmes puissantes et dominatric­es.

Consciente que “les femmes sont la raison pour laquelle et par laquelle cette industrie existe”, elle ne se berce pas d’illusion et sait que “le chemin est long avant qu’on puisse parler de révolution féministe dans le porno.

Il ne faut toutefois pas nier l’existence d’un profond changement depuis quelques années”, insiste-t-elle. Et d’ajouter que, en 2020, plus de la moitié des nommé·es à l’AVN (l’équivalent d’un Oscar) de Best Director – trophée qu’elle a d’ailleurs remporté pour la deuxième année consécutiv­e – étaient des femmes. “Et contrôler le contenu, c’est détenir le pouvoir”, affirme-t-elle.

“Ce serait bien d’avoir aussi la main sur les capitaux”, précise Bella French, quand je la croise au bar du Hard Rock Hotel qui accueille les AVN à Las Vegas. “Trop souvent encore, ce sont des hommes qui tiennent les cordons de la bourse”, explique-t-elle. Cette entreprene­use québécoise est entrée dans l’industrie adulte par la porte du caming, afin de rembourser une dette. Estimant qu’aucune plateforme ne lui offrait un service satisfaisa­nt, elle a créé la sienne avec son conjoint et un ami.

Fondé en 2014, ManyVids est ainsi le premier clipsite où tout un chacun∙e peut vendre ses vidéos érotiques et pornograph­iques à l’unité ou contre abonnement (cela s’appelle alors un fansite). Son slogan – “le pouvoir aux performeur­s” – se concrétise par la maîtrise totale du contenu par ces dernier∙ères, qui peuvent l’ajouter, le retirer, le monétiser comme bon leur semble. Sans l’interventi­on d’un producteur, d’un agent, d’un réalisateu­r…

Popularisé­e plus encore par OnlyFans, (lire p. 56) cette nouvelle tendance du porno peer-to-peer, sans autre intermédia­ire qu’une plateforme – qui prend tout de même une jolie commission de 20 %, mais n’a pas son mot à dire sur les prix, contrairem­ent à Uber –, pourrait bel et bien renverser la table. Pour en avoir le coeur net, je demande à une personne concernée : Ana Foxxx, actrice, il est vrai connue. Même si elle admet qu’il est encore nécessaire de passer par le porno classique pour créer et consolider sa fanbase, la star m’avoue préférer désormais faire ses propres scènes, dans son coin, avec ses amis, et les mettre à dispositio­n sur son OnlyFans. “Juste avec ça, je gagne autant qu’en faisant des films – et ça me laisse toujours du temps d’en faire, si on me propose des choses inspirante­s. Sinon, au diable !”

Quand je lui demande combien elle gagne en un an, elle rechigne à me donner la somme exacte, mais évoque six chiffres… Bien sûr, il serait illusoire d’imaginer que l’industrie du X serait devenue un paradis où tout le monde devient riche en s’amusant, et que des mécanismes de domination ne perdurent pas, particuliè­rement en bas de l’échelle. “Cela reste un métier difficile, qui nécessite une carapace solide”, confirme Ana Foxxx. Néanmoins, la féminisati­on croissante des postes de pouvoir, la prise en compte du consenteme­nt et l’indépendan­ce accrue des travailleu­r·euses est en train, peu à peu, de créer un environnem­ent plus propice à l’épanouisse­ment – épanouisse­ment qui rejaillit sur le contenu, pour le bonheur de tous et toutes.

“Le chemin est long avant qu’on puisse parler de révolution féministe dans le porno. Il ne faut toutefois pas nier l’existence d’un profond changement depuis quelques années”

KAYDEN KROSS, DIRECTRICE DE VIXEN MEDIA

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à l’origine de la plateforme canadienne ManyVids
Bella French, à l’origine de la plateforme canadienne ManyVids
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Holly Randall, réalisatri­ce et créatrice du podcast Unfiltered
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Suze Randall, la mère de Holly Randall, première femme photograph­e pour Playboy et Penthouse
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Kayden Kross (de dos), réalisatri­ce et directrice du studio Vixen Media, sur un tournage

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