Les Inrockuptibles

“Notre musique est liée à notre lieu de vie”

- TEXTE Franck Vergeade PHOTO Boby pour Les Inrockupti­bles

Rencontre entre des artistes breton·nes, le Brestois MIOSSEC, qui fête les 25 ans de son premier album Boire, et la Briochine YELLE, qui, après six ans d’absence, signe son meilleur disque, L’Ere du Verseau. Au programme : itinéraire de l’un et de l’autre, confinemen­t, lendemains incertains et… l’indispensa­ble Bretagne.

À BREST, VILLE DÉPART DU TOUR DE FRANCE 2021, ON A RÉUNI DEUX ARTISTES RÉGIONAUX·ALES, le local Christophe Miossec et la voisine briochine Julie Budet, alias Yelle. D’une petite génération d’écart et aux deux bouts du spectre musical, il·elles se connaissen­t depuis une dizaine d’années, s’apprécient mutuelleme­nt et font doublement l’actualité d’une rentrée musicale atypique en raison de la crise sanitaire. Six ans après Complèteme­nt fou et toujours épaulée par son alter ego Jean-François Perrier (alias GrandMarni­er), Yelle publie son quatrième et meilleur album en forme de révolution astrale, L’Ere du Verseau (lire p. 15), pendant que Miossec réédite son premier disque millésimé, Boire (lire p. 18), pour le vingt-cinquième anniversai­re de sa sortie, tout en esquissant un nouveau projet à deux voix et quatre mains avec sa dulcinée violoniste Mirabelle Gilis.

Par un jour d’août ensoleillé, au lendemain d’une “jolie tempête” comme l’euphémise en souriant Christophe, nous réunissons Miossec et Yelle au petit port de Maison-Blanche, un site magnifique­ment méconnu où toutes ses cabanes multicolor­es de pêcheurs lui donnent des airs de Valparaíso breton. Après une session photo bon enfant, à peine perturbée par des rafales de vent à décorner des vaches et une voiture emboutie dans la coque d’un bateau, les deux Bretons échangent sur des chiliennes à l’heure du café. Yelle est aussi bavarde que Miossec, avare de paroles et perdant progressiv­ement sa voix, mais ces deux-là n’hésitent pas à s’interroger directemen­t pour une discussion amicale qui tombe sous le sens. Paroles, paroles avant le kenavo final…

Vous souvenez-vous de la première fois où vous vous êtes rencontré·es ?

Yelle — C’était pour la collection “Ecrire pour… un chanteur” de Canal+ en 2009, juste après la tournée de mon premier album ( Pop Up, 2007). Je jouais dans Une pute et un poussin de Clément Michel. Nous étions ensuite partis au Festival de Cannes présenter les différents courts métrages qui mettaient en scène des artistes d’horizons divers, comme Akhenaton, Elli Medeiros, Julien Doré, Miossec et moi.

Miossec — J’avais déjà eu une courte expérience d’acteur pour Pascale Breton dont je pensais pourtant que ce serait la dernière (sourire).

Yelle — Je me souviens encore du court métrage dans lequel tu avais tourné pour Canal+ ( Le Genou blessé et l’homme debout de Yann Chayia – ndlr). C’était une histoire âpre et sensible entre un père et son fils, qui se déroulait au Havre. Il y avait une belle osmose entre vous à l’écran.

Miossec — C’est surtout l’acteur interpréta­nt mon fils, Anthony Coisnard, qui était remarquabl­e. Après cela, j’ai notamment tourné dans L’Air de rien (2012) de Grégory Magne et Stéphane Viard, où je m’étais retrouvé à chanter dix fois Les Oies sauvages ( Le Chasseur

– ndlr) avec Michel Delpech à ClermontFe­rrand. Un sacré souvenir !

Yelle — J’aime bien tourner à chaque fois qu’on me le propose, comme pour la série J’ai deux amours d’Arte, qui était

également réalisée par Clément Michel. Mais je suis trop timide pour avoir un agent, me vendre et essayer de percer davantage au cinéma.

Quelle est la première fois où vous avez entendu la musique de l’autre ?

Yelle — C’est ma cousine qui m’a fait découvrir Miossec lorsque j’étais encore lycéenne. Ce devait être à l’époque de Baiser (1997) – c’est bien sur cet album qu’il y a Le Critérium ? C’est marrant comme les chansons correspond­ent à des moments précis de nos vies. Avec ma cousine Emilie, nous étions bénévoles au festival Art Rock, mais je n’avais vu que furtivemen­t un bout de ton concert parce que j’étais occupée à travailler.

Miossec — Je te suis depuis le début, car ce n’est pas si fréquent qu’il y ait une telle sensation à émerger depuis la Bretagne, portée par un univers visuel aussi moderne et singulier. Tu collaborai­s déjà avec Jean-Charles de Castelbaja­c ?

Yelle — Sur le clip du premier single, Je veux te voir, il m’avait effectivem­ent prêté des fringues. Il nous parlait beaucoup de son rapport à la pop française, avec des artistes comme Jacno.

Miossec — Jean-Charles est un vrai curieux et un passionné de musique.

Yelle — C’est rare pour un créateur de son rang de continuer à se réinventer, après avoir traversé tant de modes et de décennies.

Miossec — Normalemen­t, quand on vieillit, on commence à s’effilocher. Lui a toujours gardé cet esprit de l’after-punk.

En cette rentrée hors norme à cause de l’épidémie de Covid-19, vous êtes conjointem­ent dans l’actualité musicale, l’une avec un nouvel album attendu depuis six ans et l’autre pour la réédition anniversai­re de Boire…

Yelle — Avec Jean-François, nous sommes toujours assez lents entre deux disques. Un album, c’est comme un fruit : on doit le laisser mûrir. Nous nous laissons volontiers porter par les événements et nous ne nous forçons jamais à aller tous les jours au studio, fût-il à domicile dans notre maison près de Saint-Brieuc. Pendant ces six années écoulées, on a préféré publier quatre singles pour se faire plaisir avant de tourner en formule légère avec Yelle Club Party dans des petites

“Si j’étais resté à Brest, je ne serais plus là pour vous en parler. J’aurais très mal fini tellement c’était dangereux pour ma santé”

salles, avant de s’atteler à ce quatrième album, qui était achevé juste avant le confinemen­t. Malgré la pandémie et l’incertitud­e qui plane sur la tournée, on a choisi de ne pas repousser la sortie de L’Ere du Verseau, surtout que notre fan-base commence à s’impatiente­r.

Miossec — En replongean­t dans le premier album, j’ai l’impression de faire un remake de Retour vers le futur (sourire). En pleine répétition pour la prochaine tournée, je réinterprè­te les textes de Boire comme s’ils faisaient partie de moi alors que je ne suis plus la même personne qu’il y a vingt-cinq ans. C’est comme si les chansons sortaient de mon ventre.

Ce sont aussi autant de souvenirs qui remontent à la surface ?

Miossec — Avant tout, beaucoup de rigolades qui reviennent. Dans ce métier, on a toujours une mémoire plus vive et précise des premiers mois, des premiers concerts et de la première année, avant que tout se noie progressiv­ement au fil des ans.

Vous sentez-vous respective­ment briochine et brestois avant d’être bretons et français ?

Yelle — Même si je me méfie du régionalis­me, je dois bien reconnaîtr­e que je suis extrêmemen­t attachée à la Bretagne. Je suis fière d’être bretonne quand je suis ailleurs et j’aime défendre ma ville natale de Saint-Brieuc, qui n’a pas toujours bonne réputation. C’est une petite ville où il ne se passe pas grandchose, même si, quand on y vit tous les jours, on ne s’y ennuie jamais.

Miossec — Il y a un très fort taux de suicide.

Yelle — Tout à fait. Saint-Brieuc est une ville particuliè­re, qui est collée à la mer, sans être tournée vers elle. Mon coeur balançant entre un pied marin et un pied paysan, c’est un endroit qui me correspond pleinement et que j’ai envie de faire rayonner. A force de se balader en Bretagne, je suis émerveillé­e par la richesse et la beauté de cette région. C’est aussi une terre très riche humainemen­t.

Miossec — La Bretagne est un continent à part alors que tu as fait plusieurs fois le tour du monde avec les tournées internatio­nales de Yelle.

Yelle — En voyageant partout dans le monde, on finit toujours par tomber sur un drapeau breton, même dans les lieux les plus improbable­s.

MIOSSEC

Miossec — Dans Le Télégramme de Brest, j’avais lu un sondage qui disait que 70 % des Brestois se sentent d’abord brestois, puis bretons et enfin français. Pareil pour moi.

Yelle — Ce n’est pas étonnant car Brest est une ville à part.

Miossec — Brest est une enclave linguistiq­ue où l’on ne parle jamais breton, ce qui explique le sentiment d’appartenan­ce de ses habitants à la ville. Comme ailleurs en Bretagne, cette fierté n’empêche pas une capacité d’accueil bien au-dessus de la moyenne française. Il suffit de voir les résultats que le Front national obtient en Bretagne.

En interview, Christophe, tu as souvent raconté t’être construit pendant ta jeunesse brestoise dans la haine farouche de Rennes...

Miossec — C’était une création de Brestois car les Rennais s’en fichaient complèteme­nt (rires). Le rock rennais du début des années 1980 était beaucoup plus brillant et sophistiqu­é que ce que l’on entendait à Brest. Nous jouions déjà les losers patentés. C’est aussi pour cette raison qu’après la sortie de Boire je suis parti vivre loin d’ici. Je craignais de devenir le coq du village. Depuis que j’y suis revenu il y a quelques années, je ne me suis jamais autant senti brestois. Encore plus qu’il y a vingt-cinq ans.

En habitant pendant des années à Paris, Nice ou Bruxelles, éprouvaist­u le besoin de te reconnecte­r à Brest de temps à autre ?

Miossec — Ah oui, cela m’a toujours été vital. Mais si j’étais resté à Brest, je ne serais plus là pour vous en parler. J’aurais très mal fini tellement c’était dangereux pour ma santé.

Ton premier album Boire transpire ta ville natale à travers des lieux symbolique­s comme le port ou le pont de Recouvranc­e.

Miossec — Beaucoup de textes ont pourtant été écrits lorsque j’habitais à La Réunion. Quand on est loin de chez soi, nos origines nous manquent. Avec le recul, je me rends compte à quel point Boire est un album bresto-brestois (sourire).

Yelle — La musique que l’on fait est fatalement liée à notre lieu de vie. A l’époque de Pop Up, on nous a souvent parlé d’un disque urbain et de fête alors que ce premier album a été réalisé dans une maison en granit, en face de la supérette d’un bourg breton ! Avec Jean-François, il nous fallait absolument composer cette musique-là, même si nous habitions dans ce village de Saint-Julien dans les Côtes-d’Armor.

Miossec — Quand on vit dans une grande ville, on peut être tenté de suivre la mode ou la hype comme on dit aujourd’hui. Avec le parti pris acoustique de Boire, j’avais l’impression d’être, au contraire, complèteme­nt largué depuis Brest. Si j’avais habité à Rennes, j’aurais fait un tout autre premier album. J’étais déjà dans l’ancien monde (sourire). L’idée de départ était de pouvoir jouer dans tous les cafés-concerts du coin. Ce sont encore des années où l’on pouvait monter une tournée uniquement en Bretagne.

Pour beaucoup, la période du confinemen­t a été synonyme d’une grande sécheresse artistique. Au contraire, Christophe, tu en as profité pour initier un nouveau projet, en duo avec Mirabelle Gilis, ta compagne violoniste…

Miossec — Rien n’était intellectu­alisé. Avec Mirabelle, on n’a jamais parlé une seule fois de faire un duo ensemble, d’autant qu’elle n’avait encore jamais chanté. Pendant le confinemen­t, elle a pris les devants en composant des morceaux pour lesquels elle m’a demandé un premier texte, et cela s’est construit de fil en aiguille pendant ces semaines confinées. C’est tellement agréable quand les événements décident à ta place. Reclus à deux dans notre maison face à la mer, nous avons créé notre propre monde à travers ces quatre premières chansons qui paraissent sous le titre de Falaises !, tout en les partageant avec notre entourage pour maintenir un lien social à distance.

Yelle — Quand le confinemen­t a débuté, nous étions prêts à sortir le premier single de l’album, Je t’aime encore, dont nous avions tourné le clip à Paris juste à temps. Nous avons bien traversé cette période car nous n’étions pas confrontés à la feuille blanche. Nous avions plein de choses à finaliser pour le disque. Et comme tout le monde était contraint de télétravai­ller, nous obtenions nos réponses quasiment instantané­ment. On n’a donc guère chamboulé notre agenda quotidien. En revanche, j’ai très mal vécu de ne pouvoir voir ni approcher ma famille, mes proches, mes amis, surtout que je suis quelqu’un de très tactile qui aime toucher, embrasser les autres.

Miossec — Même les écrivains, qui sont habitués au confinemen­t récurrent, ont été surpris de voir que les gens avaient soudain le même rythme qu’eux.

Yelle — Je pense d’ailleurs n’avoir pas encore tout à fait digéré ce confinemen­t.

Quelle est votre principale angoisse aujourd’hui : un reconfinem­ent ou l’impossibil­ité de monter sur scène ?

Miossec — J’imagine mal un second confinemen­t généralisé à tout le territoire. Sur le modèle allemand des Länder, j’ai toujours été favorable à ce que les régions françaises soient plus autonomes. Ainsi, en Bretagne, qui a été relativeme­nt épargnée par le coronaviru­s, nous n’aurions sans doute pas été confinés la première fois. Mais notre pays est jacobin et les mesures nous paraissent disproport­ionnées. Ici, on n’avait quand même plus le droit d’aller à la plage pour respirer l’air iodé…

Yelle — Ne pas savoir finit par nous fragiliser. Nous sommes contraints de vivre au jour le jour sans aucune perspectiv­e tangible. Nous sommes dans l’attente de tourner sans savoir si ce sera à l’automne ou l’année prochaine alors que les concerts sont autant de moments de joie et de partage avec le public.

Miossec — La scène est une addiction, comme le sport.

Yelle — En tant qu’intermitte­nts, nous sommes bien mieux lotis qu’un grand nombre de musiciens et de technicien­s du spectacle. Je connais beaucoup de personnes qui n’ont pas travaillé depuis

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Au port de Maison-Blanche, près de Brest, en août
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