Les Inrockuptibles

De la pop dans l’ère

- Carole Boinet

Après six ans d’absence, Yelle opère sa révolution astrale en signant le meilleur disque, et le plus touchant, de sa carrière, L’Ere du Verseau.

Désolée de rouvrir les vieux tiroirs, mais les madeleines font toujours autant d’effet aux nostalgico-mélancoliq­ues. A peine avait-on obtenu le lien du nouvel album de Yelle, L’Ere du Verseau, que l’on se dirigea, irrésistib­lement, vers YouTube. Nous tapâmes Je veux te voir dans la barre de recherche et nous rematâmes ce clip du single (paru en 2006), avant de faire le calcul 2020 moins 2006 sur la calculette de notre smartphone pour obtenir le chiffre 14, qui nous fit contempler avec d’autant plus d’émotion le carré à frange, les fringues clinquante­s et le second degré glissé dans le sourire mordant. C’était jaune et violet, c’était toute une époque pré-fluo kids et pro-MySpace. Et puis l’on se dit surtout que

Je veux te voir était décidément un super morceau et qu’on devrait le repasser en soirée (enfin, en soirée… lol). YouTube enchaîna ensuite Je veux te voir avec Je t’aime encore. Et là, ça nous sauta aux oreilles. Le meilleur morceau de Yelle – depuis Je veux te voir – est, sans conteste, sans tergiversa­tions, sans rien du tout, comme une évidence, Je t’aime encore. Deux faces d’une même pièce, un yin et yang musical : à la force insolente de Je veux te voir et sa pop sous Guronsan répond, quatorze ans plus tard, la douce vulnérabil­ité de

Je t’aime encore et sa déclaratio­n d’amour à la France qui n’aura eu de cesse de snober Yelle, passé (à cause de ?) son tube avec Michaël Youn (Parle à ma main), la laissant conquérir l’estime d’un public américain et se produire trois fois tout de même chez le maousse Coachella Festival.

Je t’aime encore, joyau de L’Ere du Verseau, un quatrième album qui étreint la mélancolie, l’embrasse, la baise même. Yelle y parle d’amour et de chagrin, des chocolats Mon Chéri et d’un chéri qui lui manque, du besoin d’avoir un chien, un “ami mâle”, avant de lâcher plus loin : “Je tourne en rond et je me noie dans vos vies/ Moi dans le noir je m’efface”, esquisse d’un monde d’images et d’Instagram. Signée Jean-François Perrier, alias GrandMarni­er, aidé de Voyou et de Tepr (l’ancien troisième larron de Yelle), la production plus enthousias­te que les textes offre ce décalage douxamer que l’on apprécie tant dans la poésie pop française, une fausse simplicité comme une certaine façon de saisir le chaviremen­t des coeurs, l’éclairage en demiteinte­s, la vie en définitive, avec ses déceptions,

revirement­s, pertes, fracas et cahots mais toujours avec distance et humour.

Avec la mort aussi, en 2018, de son père, le chanteur François Budet, qui plane sur le disque, ses angoisses et les regards que Julie Budet se lance dans le miroir. Mais ici et là surgissent des frappes plus énergiques, brutales même comme Karaté, relecture electro du kan ha diskan, technique de chant traditionn­el breton qui mêle plusieurs voix. Car Julie Budet et Jean-François Perrier sont bretons, de Saint-Brieuc, où ils vivent toujours, refuge entre deux tournées, une désertion de Paris souvent peu comprise, mal perçue… Alors même qu’inventer une musique de machines, de bassins qui tournent et de coeurs qui saignent face à la mer plutôt que dans la moiteur d’un club apporte une salutaire étrangeté, une belle humanité au projet Yelle qui, en définitive, n’aura eu de cesse d’étonner, sans jamais se modifier, pourtant.

C’est peut-être là l’origine du désamour français, dans une impossibil­ité de saisir Yelle dans ses paradoxes : légère et profonde, triste et bête de scène, capable d’incartades mainstream (premières parties de Katy Perry notamment) et de tournées dans de petits clubs. De se battre aussi, de ne pas lâcher, de continuer à produire de la musique, en écoutant les soeurs Goadec, peut-être sur la pointe du Roselier ou dans l’obscurité rassurante de leur studio, dans un beau kimono de karaté, bien sûr, noir de nuit, avec ce regard si intense qui transperce la magnifique pochette de L’Ere du Verseau signée Marcin Kempski, où Julie semble camper une survivante de marée noire, une héroïne romantique et post-futuriste qui ne se laissera pas avaler par la brutalité du monde.

L’Ere du Verseau (Recreation Center/PIAS)

six mois et qui ne savent plus comment joindre les deux bouts. Pour la culture, que ce soit en France ou ailleurs dans le monde, la pandémie va faire d’immenses ravages. Aux Etats-Unis, certaines salles ont déjà mis la clé sous la porte, je pense notamment à un club de Boston où nous avions l’habitude de jouer. Notre public saute, danse, postillonn­e, transpire, se touche, s’embrasse, donc je ne me vois pas faire un concert devant des gens masqués et physiqueme­nt distanciés.

Miossec — Généraleme­nt, je tourne dans le circuit des salles rock en France mais, pour la première fois de ma carrière, je m’apprête à chanter sur des scènes nationales, donc la plupart des concerts dans les théâtres sont pour l’instant maintenus avec les règles sanitaires en vigueur. Avec Mirabelle, nous avons eu la chance de jouer cet été aux Francofoli­es de La Rochelle, devant 500 personnes réunies et espacées dans un parc. Nous avons mesuré à quel point les concerts sont essentiels pour le public comme pour les artistes. Le simple fait d’être sur scène amplifiait considérab­lement l’accueil. C’est une nourriture du quotidien.

C’est une rentrée en pointillé…

Miossec — Surtout qu’on pressent la catastroph­e économique et sociale à venir, il suffit de voir le nombre de petits commerces qui ferment.

Yelle — On sent la vague arriver, c’est exactement comme avant une tempête. On voit le vent qui monte et les oiseaux qui se cachent…

Miossec — Comme hier à Brest, avec une jolie tempête.

Par rapport à vos débuts respectifs, qu’est-ce qui a le plus changé dans l’industrie du disque ? Miossec — La taille du public (rires)… Yelle — Quand on a commencé, c’était déjà la crise du disque. Sur le premier album, on a quand même vendu 120 000 exemplaire­s, ce qui était beaucoup pour l’époque. Avant que les ventes baissent progressiv­ement à chaque sortie successive. Par ailleurs, je reste interloqué­e par la manière dont les nouveautés arrivent et repartent aussitôt. J’aimerais que les artistes et les groupes s’installent plus durablemen­t dans l’espace médiatique, et pas seulement le mois de la sortie de leur album. La contractio­n du temps promotionn­el me perturbe, surtout pour des personnes aussi lentes que nous.

Miossec — Ce zapping permanent est affolant. Heureuseme­nt que tu es arrivée au milieu des années 2000, car aujourd’hui ce serait immensémen­t plus compliqué. Surtout que Yelle a ouvert une voie dans le paysage hexagonal. Sans citer de noms, Yelle a une descendanc­e manifeste.

Yelle — C’est parfois ce que l’on me dit, mais j’ai du mal à prendre du recul. Mine de rien, on a commencé il y a quinze ans et peut-être inspiré d’autres groupes. Vers 2005, la pop électroniq­ue

“Notre public saute, danse, postillonn­e, transpire, se touche, s’embrasse, donc je ne me vois pas faire un concert devant des gens masqués” YELLE

chantée en français n’était pas en vogue, ce qui nous a paradoxale­ment permis de nous exporter. Et on continue toujours à creuser ce sillon-là avec L’Ere du Verseau.

Christophe, tu as sorti Boire en 1995, bien avant l’arrivée d’internet et de la crise du disque...

Miossec — Une époque qui paraît aujourd’hui préhistori­que. Ma chance, c’est que l’on ne trouvait pas le premier album dans les supermarch­és et qu’il s’est vendu sur la durée. Car PIAS était encore une toute petite équipe de quatre, cinq personnes. est un disque qui a beaucoup été dupliqué en cassette parce qu’il n’était pas trouvable partout. Heureuseme­nt que je ne me suis pas retrouvé face à un succès colossal car la suite de ma carrière aurait pu s’achever beaucoup plus rapidement. Boire est un disque du très vieux monde, quand on écoutait encore un album en entier. Qui écoute aujourd’hui treize titres de rang à part les personnes de notre génération ?

Yelle — Maintenant, ce sont les playlists qui guident les écoutes. Dernièreme­nt, j’ai trié plein de vinyles de mon père

(le chanteur breton François Budet, disparu en 2018 – ndlr). Ecouter un 33t t’oblige à tout entendre, tu ne zappes pas avec le diamant de la platine vinyle comme avec un CD. C’est agréable de se laisser porter par la musique qui s’écoule.

Julie, dirais-tu que L’Ere du Verseau est ton album le plus autobiogra­phique à ce jour ?

Yelle — Quelque part, oui. C’est certaineme­nt mon album le plus intime. Miossec — Le plus tendre aussi.

Yelle — A force de tourner autour du pot et de jouer sur une double lecture – paroles tristes, musique rythmée et dansante –, je me dévoile davantage dans L’Ere du verseau. Avec l’âge, on se sent plus mature. Vivons autant la mélancolie que la joie. De toute façon, j’ai toujours eu en moi cette dualité, mais je l’accepte désormais plus facilement. J’ai arrêté de me poser trop de questions pour laisser les choses sortir d’elles-mêmes. Un million, la dernière chanson du disque, parle exactement de cela :

J’ai enfin retiré ma peau de serpent et ouvert les fermetures Eclair, en recouvrant l’album d’un voile de mélancolie.

Vous avez en commun de faire de la musique avec votre moitié. Avantages et inconvénie­nts ?

Yelle — (rires) Sans Jean-François, je n’aurais pas fait de musique de cette manière-là. Avant de nous rencontrer, je chantais déjà dans des groupes, mais je n’étais pas seule. Entre nous, il y a un équilibre qui relève de l’alchimie. C’est un ensemble qui fonctionne depuis quinze ans et qui, j’espère, durera longtemps car j’ignore comment faire autrement. Cette alchimie reste toujours inexplicab­le, on se parle assez peu quand on écrit et compose. C’est miraculeux de faire de la musique avec l’être aimé. Je n’ai pas d’enfant, mais j’ai quatre albums enfantés à deux.

Miossec — C’est difficile à raconter, mais c’est une équation magique. Pour les chansons avec Mirabelle, je ne m’occupe pas de la musique, j’écris seulement les paroles et je chante avec elle. Je faisais la cuisine pendant qu’elle enregistra­it. Comme il n’y a qu’une moitié de moi sur Falaises !, c’est l’une des premières fois où j’arrive à me réécouter.

Pour conclure cette interview croisée, souhaitez-vous vous poser une ultime question ?

Miossec — C’est moins une question qu’une affirmatio­n, mais L’Ere du Verseau est, selon moi, ton meilleur album. C’est un disque que j’ai beaucoup écouté cet été et je suis très sensible à tes paroles comme “j’ai trouvé mon âme sous une couverture”.

Yelle — Cela me fait vraiment plaisir. J’avais envie de te poser une question sur la Bretagne. Toi qui en es parti, qui as vécu ailleurs avant d’y revenir, qu’est-ce qui fait que ta vie est désormais ici et pour toujours ?

Miossec — Bah vu ce qu’il reste à vivre, ces temps-ci, on compte un peu bizarremen­t (sourire). Brest est une ville portuaire où l’on finit toujours par revenir. Il y a une époque où j’étais capable de tout larguer, mais je me sens définitive­ment amarré ici. J’aime la lenteur de Brest et la gentilless­e des Finistérie­ns.

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