Les Inrockuptibles

Adolescent­es de Sébastien Lifshitz

- Marilou Duponchel

Dans son oeuvre la plus dense, Sébastien Lifshitz chronique les premières fois d’Emma et Anaïs, qu’il a suivies de leurs 13 à leurs 18 ans. Un précipité bouleversa­nt de notre époque.

TRÈS TÔT, SÉBASTIEN LIFSHITZ S’ENVISAGE PHOTOGRAPH­E.

Il parcourt les Puces de Paris à la recherche des photos des autres et récolte des montagnes de clichés anonymes, visages inconnus imprimés sur des décors quotidiens dont ses collection­s personnell­es regorgent – matière infinie de ses exposition­s photograph­iques. Cette appétence pour ce format, cette fascinatio­n pour ces traces de vies sauvées in extremis de l’oubli ont fabriqué au sein de son oeuvre protéiform­e une véritable tendance que le tournant documentai­re de sa filmograph­ie, amorcé dans les années 2010 mais présent dès ses débuts, n’a fait que préciser. En 2012, le cinéaste trouvait avec

Les Invisibles – fresque bouleversa­nte dans laquelle des hommes et des femmes homosexuel·les âgé·es se racontaien­t tout en restituant les mutations d’une époque – l’expression absolue de cette quête : donner “vie” et parole à celles et ceux que l’on n’entend, ni ne voit.

Avec Adolescent­es, Lifshitz creuse une idée proche et différente à la fois. Il remonte l’échelle des âges et braque cette fois-ci sa caméra vers deux jeunes filles inconnues (merveilles de casting). Le vertige suscité par le film n’est alors

plus lié à la mise en lumière d’une histoire ancienne et jusque-là interdite mais bel et bien à la fabrique d’une nouvelle, inédite, en train de naître.

Quand nous rencontron­s Emma et Anaïs, au début du film, elles ont 13 ans. Elles sont amies et élèves dans la même classe de quatrième dans la ville de Brive-la-Gaillarde. A première vue, tout les oppose : milieu social, bagage culturel et égalité des chances… A cet âge-là, les cloisons de l’entre-soi n’existent pourtant pas encore et, cruellemen­t, malgré lui, le film sera aussi le récit d’un éloignemen­t progressif, logique. Chacune des filles porte en elle sa propre couleur de l’adolescenc­e : tristesse rentrée chez Emma, solitaire qui rêve d’être comédienne et vit avec sa mère une relation d’amour-haine ; effronteri­e joyeuse chez Anaïs, bientôt auxiliaire de vie, parents aimants mais avec lesquels elle entretient des liens houleux et troubles (on apprendra qu’elle a passé une partie de son enfance en famille d’accueil).

Nous les quitterons grandies, à la veille de leur majorité, à l’issue d’une projection que l’on aurait voulu ne pas quitter tant ce qui s’y construit nous les rend familières. En grand portraitis­te, Lifshitz saisit à parts égales, avec une absolue délicatess­e et finesse d’observatio­n, les contours de chacune d’elles (gestes, mimiques, relations), les filme à deux ou séparées, chez elles ou à l’école, avec leurs parents ou leurs ami·es. En bon coming-of-age movie, Adolescent­es est un film des premières fois avec ses rituels et ses passages obligés : premier rapport sexuel, première déception amoureuse, premier deuil.

Si le film retrace avec une apparente insoucianc­e, qui s’accorde à celles qu’il filme, les rites de ce commenceme­nt, il n’évite pas la gravité salvatrice de l’apprentiss­age en cours, celui qui fissure le monde de l’enfance pour laisser place à la constructi­on de soi, cette lutte contre et avec le monde qui entoure

“Adolescent­es” ne nous épargne ni l’ingratitud­e, ni les joies, ni les frustratio­ns, ni la beauté de cet âge

(celui des adultes, certes, mais aussi de Charlie Hebdo, des attentats du 13 novembre…). Au lycée, en cours de philo, Emma l’apprendra : “Parce que nous avons été des enfants avant que d’être des hommes, nous avons cru avant de savoir.”

Le film ne nous épargne rien : ni l’ingratitud­e, ni les joies, ni les frustratio­ns, ni la beauté, ni les chagrins de cet âge. Elève à sa manière devant ses “comédienne­s” qu’il apprivoise, Lifshitz ne traque pas une idée de l’adolescenc­e. Il cherche ce qu’elle est devenue.

Pour cela, le cinéaste a sans doute trouvé dans son dispositif aux allures de fiction l’associatio­n idéale pour combiner la promiscuit­é suscitée par l’exercice du portrait et la distance nécessaire qu’il appelle : fixité du cadre, netteté de l’image, envolée lyrique de la musique à mille lieues des codes de ce qu’on nomme communémen­t “cinéma du réel”. Peut-être parce que le réel n’existe pas, mais qu’il se regarde comme une énigme prête à être dévoilée.

Adolescent­es de Sébastien Lifshitz (Fr., 2019, 2 h 15)

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