Les Inrockuptibles

Un soupçon d’amour de Paul Vecchiali

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Une comédienne ne pense qu’à son fils, délaisse son mari et ne veut plus jouer – mais sa vie entière ressemble à un grand théâtre… Il n’a plus rien à prouver, mais le maestro Vecchiali épate encore par l’aisance virtuose et la générosité de sa mise en scène.

IL Y A CETTE DRÔLE DE SCÈNE PLANTÉE AU MILIEU d’Un soupçon d’amour : sur une grande terrasse ensoleillé­e, on fête la première représenta­tion d’Andromaque, qu’on répète depuis le début du film. Toute la troupe est là, et même un groupe d’adolescent·es surgi de nulle part, filles et garçons tout sourire et habillé·es comme s’habillent les jeunes. Une musique sirupeuse (limite muzak) retentit : les protagonis­tes se mêlent aux ados, dansent et rient sous le soleil. Un soupçon de gratuité : Vecchiali a l’air d’avoir fait un peu de place entre deux séquences pour insérer un moment qui n’a d’autre justificat­ion que le plaisir qu’il prend à le filmer.

D’ailleurs, le cinéaste finit par rejoindre la piste de danse, sans qu’il n’y ait, là non plus, aucune raison (c’est sa seule apparition dans le film), si ce n’est un besoin irrépressi­ble de se mêler à ses acteur·trices, de parfaire cette communion qu’est un tournage. On pense à un autre film de 2020, d’un autre cinéaste de

90 ans : dans Le Cas Richard Jewell, la caméra de Clint Eastwood survolait une immense piste de danse où des milliers de festivalie­r·ères se déhanchaie­nt sur la Macarena. La séquence était prosaïque, au bord du vulgaire, en fait sublime. Même impression qu’à ce point précis de leur carrière, deux cinéastes font ce qu’ils veulent, et dans les deux cas cela veut dire : regarder danser les gens. Une joie très pure coule dans ces deux scènes, la grâce de ceux qui n’ont plus rien à prouver et qui veulent simplement nous faire plaisir, sans s’expliquer.

Dans Un soupçon d’amour, la virtuosité paraît très facile à Vecchiali : le cadre, la direction d’acteur, la lumière. Il a tout réglé depuis longtemps. Et son art relève d’une forme de pugnacité, de courage, le même geste encore répété : nous prouver que les joies des spectateur·trices, dans le cinéma français, peuvent venir d’ailleurs que du naturalism­e.

Avec lui, cela semble si simple de raconter une histoire autrement : celle de Geneviève (Marianne Basler), une grande comédienne qui veut arrêter d’être tragédienn­e et renonce à jouer avec André (Jean-Philippe Puymartin), son mari, l’Andromaque de Racine. Une collègue, Isabelle (Fabienne Babe), la remplace au pied levé : elle est aussi la maîtresse d’André. Geneviève s’en fiche presque, donne tout son amour à son fils Jérôme, qu’elle surprotège et à qui elle seule semble avoir accès.

Qu’il s’agisse d’une répétition, d’un dîner en amoureux, d’un enfant qu’on berce avant d’aller dormir, la mise en scène de Vecchiali ne dit qu’une chose : que la vie de Geneviève est un grand théâtre, même quand elle ne joue plus et ne veut plus jouer – ni Andromaque ni même sa vie de femme. La fatigue de Geneviève se formule dans les termes de son métier : “Je ne joue plus.” Elle part en convalesce­nce, sans voir que, depuis le début, elle préfère investir une autre scène, jouer avec son enfant – la séquence splendide où elle se dispute avec Jérôme resté dans la voiture.

Il y a, dans la mise en scène de Vecchiali, une élégance, une telle tenue qu’on aimerait pouvoir parler de droiture : c’est de la forme que découle la délicatess­e de tous les rapports. Entre André et Geneviève, entre Geneviève et Isabelle qui auraient dû être rivales, mais qui sont presque amies. Tout le monde, ici, a perdu ou est en train de perdre quelque chose, rumine un deuil au fond de lui-même, sans jamais imposer ce poids aux autres. Et puis, le film est dédié à Douglas Sirk : Vecchiali lui emprunte cette idée que la précision du cadre ne s’oppose pas au chaos des sentiments.

Etre un cinéaste précis, ce n’est pas être froid, bien au contraire : chez Sirk, comme chez Vecchiali, la folie des passions se déduit de la netteté de la mise en scène, de la placidité légèrement tremblée des acteur·trices – comme si le chaos était, par le cadre et les visages, maintenu en rétention. Pour que les grands sentiments apparaisse­nt, il faut les montrer en train d’être retenus. Dans Un soupçon d’amour, le cadre est là, de plus en plus solide et assuré, si bien que Geneviève peut se permettre de trembler, un peu.

Le jeu de Basler, qui ici est immense, dévale doucement la pente d’une splendide fébrilité, absente à tout, les larmes aux yeux, de plus en plus ailleurs mais toujours debout, souriante, très élégante : elle joue ses scènes. L’histoire d’un regard bleu azur, à qui Vecchiali ne cesse de dire à chaque plan, et tendrement, “tiens-toi droit”. Murielle Joudet

Un soupçon d’amour de Paul Vecchiali, avec Marianne Basler, Fabienne Babe (Fr., 2020, 1 h 32) Lire l’entretien p. 34

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Ferdinand Leclère et Marianne Basler

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