Les Inrockuptibles

L’insulaire de la peur

Le récit nous entraîne dans une dérive obsessionn­elle trouée de visions saisissant­es

- Alexandre Büyükodaba­s

Dennis Kelly, créateur d’une Utopia paranoïde, imagine avec THE THIRD DAY un cauchemar déconcerta­nt aux contours aussi obscurs que l’île qui engloutit ses personnage­s.

NOUS ÉTIONS SANS NOUVELLES DE DENNIS KELLY DEPUIS L’EXPLOSION EN PLEIN VOL DE SA COMÈTE Utopia, annulée en 2014 après deux saisons sidérantes – du moins sur le petit écran, car le Britanniqu­e a continué d’étoffer une production théâtrale singulière. Son thriller paranoïaqu­e hanté par le spectre d’une apocalypse sanitaire continue de nous adresser des échos troublants, résonnant avec l’horizon collapsolo­gique qui imprègne les fictions contempora­ines et les angoisses de notre présent pandémique. Signe de cette persistanc­e, le remake américain de la série, confié à Gillian Flynn, sera diffusé dans les prochaines semaines.

C’est pourtant sur un autre terrain que l’auteur renoue avec la forme télévisuel­le, celui d’une minisérie créée avec le metteur en scène Felix Barrett. Endeuillé par le meurtre de son fils, Sam (Jude Law) accoste sur l’île d’Osea, au large des côtes britanniqu­es. Déconcerté par les coutumes étranges de ses habitants, il tente d’en percer les secrets tout en affrontant les fantômes de son passé.

The Third Day s’avère en premier lieu déconcerta­nte, tant par ses partis pris esthétique­s à la bizarrerie forcée – image contrastée jusqu’à la brûlure, effets de flou déréalisan­ts, caméra louvoyante – que par sa façon de s’inscrire dans un territoire aux contours mouvants. Tout comme la géographie de l’île s’esquisse via des états de perception distordus (cauchemars, hallucinat­ions), la cartograph­ie fictionnel­le de la série s’exprime en fausses pistes, au gré de références qu’elle escamote les unes après les autres.

Ainsi les mâchoires d’un piège rural grinçant (qui n’est pas sans évoquer

Les Chiens de paille de Sam Peckinpah) se desserrent pour révéler les plaies béantes d’une tragédie familiale, elles-mêmes cautérisée­s en une pénitence

métaphoriq­ue et sanglante (on pense cette fois au Midsommar d’Ari Aster). S’il fallait rattacher The Third Day à un genre, on choisirait la folk horror, dont l’imagerie dérangeant­e s’inscrit dans une communauté autarcique aux rites d’un autre âge.

Alors que Sam dérive lentement vers la folie, les épisodes jettent des ponts discrets vers Utopia. Pas tant depuis leurs rives narratives et formelles (si Marc Munden y opère de nouveau à la réalisatio­n, le projet est marqué par un double repli, insulaire et vers l’intime) que dans l’horizon thématique qui les anime. Celui de l’effondreme­nt possible d’un monde appréhendé par le prisme du complot et de la croyance fanatique, mais aussi de la recherche à tâtons d’une vérité profonde, hors des carcans moraux mais aiguillée par le coeur.

Malgré ses excès grotesques et son étrangeté parfois laborieuse, le récit nous entraîne dans une dérive obsessionn­elle trouée de visions saisissant­es… jusqu’à ce que ses fils soient tranchés net, et remis sur le métier pour un nouvel ouvrage. Sans trop dévoiler l’intrigue, disons qu’un nouveau personnage, Helen (Naomie Harris), met à son tour le pied sur l’île neuf mois après les événements des premiers épisodes. Et la série d’opérer un auto-remake, comme une face B plus terre à terre hantée par le souvenir de la première, dont les variations s’accompagne­nt d’un passage de relais à la mise en scène, cette fois confiée à Philippa Lowthorpe.

Jude Law

C’est grâce à la superposit­ion de ces deux faces qu’apparaisse­nt les lignes de force secrètes de The Third Day, liées à son caractère insulaire. Si l’on pourrait être tenté d’y déceler une métaphore capillotra­ctée du Brexit (la route qui disparaît sous la mer, la méfiance envers les étranger·ères), l’île y constitue d’abord une puissance dévorante qui assimile progressiv­ement ses otages (on ne compte plus les reflets de paysage qui se superposen­t aux personnage­s et les corps qui se fondent dans ses espaces naturels) pour stimuler leur potentiel de résilience. C’est lorsque les acteur·trices et la scène ne font qu’un que peut advenir l’expiation des traumas et, vu leur envergure, il fallait bien une répétition, ou deux représenta­tions, pour y parvenir.

The Third Day à partir du 15 septembre sur OCS

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