Les Inrockuptibles

La vérité, tu parles

- Gérard Lefort

L’écrivain israélien Eshkol Nevo prétend répondre à toutes les questions posées par ses lecteur·trices internaute­s. Une supposée Dernière Interview qui, tout en désespoir et humour, embrouille avec délice autobiogra­phie et fiction de soi.

“POURQUOI ÉCRIVEZ-VOUS ?”

EN 1919, LES DADAÏSTES ONT ÉTÉ LES PREMIERS À POSER CETTE QUESTION dans la revue Littératur­e. Un siècle plus tard, l’écrivain israélien Eshkol Nevo, déjà auteur de cinq romans, y répond à son tour en prenant tout son temps et beaucoup de place : 480 pages sous la forme d’un vrai-faux entretien avec un faux-vrai écrivain célèbre censé satisfaire les curiosités d’une armée anonyme d’internaute­s.

Les banalités habituelle­s surgissent (l’angoisse de la page blanche, “où allez-vous cherchez tout ça ?”, etc.). Mais aussi quelques questions plus inédites ou indiscrète­s. Mais peu importe la qualité des questions. Ce qui compte, c’est la défausse systématiq­ue de l’écrivain. Plus la question est précise, voire impertinen­te, plus il prend des tangentes souvent hilarantes qui l’éloignent de la région balisée de l’autobiogra­phie et le rapprochen­t de la terre plus étrange de la fiction.

Certes, il est question d’une épouse, Dikla, qui pourrait bien être la compagne officielle de Nevo, ou d’enfants qui sont probableme­nt les siens. Certaines flèches acérées visent aussi l’actualité politique d’Israël et ne ménagent guère un leader populiste, double transparen­t de Netanyahu (Nevo est le petit-fils du Premier ministre israélien Levi Eshkol – ndlr). Mais l’embrouille et le trouble sont constants, aussi bien quand l’auteur avoue qu’il ne ment que dans ses livres (“vérité fragile pleine de doutes”)

que lorsqu’il invente des questions loufoques. “– Pourquoi n’y a-t-il aucun Japonais dans vos livres ? – A cause de ce que les Japonais ont fait à David Bowie dans le film Furyo.”

L’écrivain se dit atteint de dysthymie, une tristesse permanente qui n’a pas le talent de se métamorpho­ser en vraie dépression. De fait, il passe beaucoup de temps à geindre. Sa vie est un échec et son oeuvre, un naufrage. Cela dit évidemment avec un humour plus noir que l’encre. “– Comment, en tant qu’homme, réussissez-vous à décrire des personnage­s féminins ? – Personne ne l’a remarqué, mais, en fait, tous les personnage­s féminins de mes livres sont des variantes des trois mêmes femmes. Ma femme. La femme imaginaire, qui est le négatif de ma femme, et avec laquelle j’ai renoncé à vivre dès l’instant où j’ai décidé de me marier. La femme que je suis. J’ai honte de l’avouer, mais c’est la troisième qui m’attire le plus.”

A la volée, Eshkol Nevo finit par répondre à la question primordial­e qui pourrait être la dernière. Pourquoi écrit-il ? “La liberté suprême.”

La Dernière Interview (Gallimard), traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, 480 p., 24 €

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