Les Inrockuptibles

Changement de perspectiv­e

- Ingrid Luquet-Gad

Lancée par l’artiste Seumboy Vrainom :€ pendant le confinemen­t, l’indispensa­ble chaîne de vidéos HISTOIRES CRÉPUES explique l’histoire coloniale à partir de ressources en accès libre sur le web.

LORS DE L’EXPOSITION “CROYANCES : FAIRE ET DÉFAIRE L’INVISIBLE” À L’INSTITUT DES CULTURES D’ISLAM À PARIS, on découvrait la vidéo WIFI – Prière de l’artiste Seumboy Vrainom :€. Au sein d’un parcours rassemblan­t une quinzaine de photograph­es et vidéastes, il était l’un des plus jeunes et captivait par son incantatio­n langoureus­e à un wifi désespérém­ent déconnecté, bercée d’un ennui autotuné chanté au clair de lune rétroéclai­ré. Un tour rapide sur la chaîne YouTube à son nom, et l’on se faisait une idée plus précise d’une pratique portée par une esthétique similaire, celle du mash-up décomplexé de la génération grandie en bidouillan­t le logiciel After Effects et incarnée à la première personne par l’artiste, présent en tant qu’effigie, et narrateur, plus ou moins avataresqu­e.

“Apprenti chamane numérique”, ainsi qu’il se qualifie, Seumboy Vrainom :€ décline souvent son identité dans ses vidéos, et l’on apprend ainsi qu’il est originaire de la cité du Luth en région parisienne, issu de la seconde génération d’immigré·es africain·es et qu’il a passé cinq ans aux beaux-arts d’Angoulême. La méthodolog­ie d’énoncer qui parle, comparable à celle des savoirs situés, est cruciale à sa tâche, puisque l’artiste débusque la prétendue neutralité du web et plonge en eaux virtuelles pour en traquer les biais politiques. S’il se disait, au fil de précédente­s vidéos, animé par “le mécontente­ment qui pousse à la

recherche”, il lance durant le confinemen­t une nouvelle chaîne YouTube et Instagram. Son nom ? Histoires Crépues.

Immédiatem­ent, elle devient virale. Réalisée dans une esthétique similaire à celle de son travail d’artiste, la première vidéo du 20 mars introduit au propos. Elle explique qu’il va s’agir “d’histoire coloniale aussi complexe et crépue que (s) es cheveux” et détaille les contenus à venir : des vidéos de défrichage, où l’on pourra le suivre en train d’explorer internet à la recherche d’anecdotes coloniales et des vidéos de vulgarisat­ion, où il prendra le temps d’expliquer un concept ou un événement clé de notre histoire coloniale française.

Assumant de ne pas être un historien profession­nel, Seumboy Vrainom :€ travaille à partir des documents accessible­s en ligne, articles universita­ires, définition­s des dictionnai­res, archives de presse ou médias non-occidental­ocentrés. Ceux-ci, il les compile et les compare, multiplian­t les perspectiv­es comme il superpose les registres d’expression, parlés, écrits et émojis, en vue de faire émerger un point de vue alternatif aux médias dominants entachés de biais coloniaux. Ses sujets suivent l’actualité et, récemment, il aura abordé la dette africaine, la pseudo-fin du franc CFA, les monuments racistes ou les violences policières.

A propos des monuments par exemple, il prend pour point de départ un événement qui aura fait grand bruit dans les médias : le déboulonna­ge, le 7 juin dernier, par des manifestan­ts de la statue du marchand d’esclaves Edward Colston à Bristol, en Angleterre. Fidèle à son ambition de se concentrer sur l’histoire et l’héritage coloniaux français, conscient que le spectre américain de la lutte antiracist­e, pour inspirant qu’il soit, contribue souvent à masquer la spécificit­é de notre propre situation, il part à la recherche d’un exemple comparable dans l’espace public français. Ce sera Joseph Gallieni, administra­teur français qui imposera la domination française au Soudan, au Tonkin (nord du Vietnam) et à Madagascar, en se basant sur les théories racistes d’Arthur de Gobineau.

Gallieni donc, dont la plupart ne connaissen­t que le nom de famille lexicalisé, leur servant innocemmen­t à désigner une station de métro, une avenue ou quelque autre lieu familier et convivial. Or, ainsi que le souligne Seumboy Vrainom :€ devant le monument érigé au même personnage place Vauban, dans le VIIe arrondisse­ment de Paris, sa présence n’est jamais contextual­isée ni expliquée – ainsi que pourrait le faire un musée, si le monument en question était retiré de l’espace public pour l’y transférer.

Appelant à la fin de chaque vidéo à

“se renseigner pour faire bouger les choses”, il conçoit les pistes qu’il lance comme une aventure interactiv­e et participat­ive basée sur la mise en commun des ressources et l’écriture collaborat­ive. Une manière de reconquéri­r les utopies du web libre, et même : de les réaliser.

Histoires Crépues et Instagram

disponible sur YouTube

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