Les Inrockuptibles

Le masque est la plume

- François Moreau

Dans un nouvel album invitant Roméo Elvis et le chanteur de Biche, le KLUB DES LOOSERS continue de tremper ses rimes dans la plaie avec brio.

ON S’ATTENDAIT À LE VOIR DÉBARQUER EN CHINCHILLA COAT ET ROLEX EN OR AU POIGNET, Fuzati n’aura finalement revêtu que son vieux hoodie Polo Sport. Il a beau revenir avec un album de winner, le Klub reste une assemblée de losers. Trois ans après Le Chat et autres histoires, un album construit comme un recueil de chansons au format pop qu’il qualifie lui-même “d’à part” dans sa pléthoriqu­e discograph­ie, le Klub des Loosers met à nouveau la plume dans la plaie avec Vanité. Un disque de kickeur, pour un type dont on pensait qu’il s’était éloigné des rivages du rap depuis une paye : “Il y a des moments où je suis parti davantage dans la pop, c’est vrai, mais j’ai quand même grandi avec cette musique et c’est dans mon ADN. Et ça commençait à me manquer.” Fuzati semble ainsi avoir bossé des rimes, ciselées, concises, aussi chirurgica­les qu’une frappe américaine sur un hôpital bagdadien, quand, à l’époque de Vive la vie (2004), il s’efforçait surtout de faire rentrer au chausse-pied dans le flow des textes d’inspiratio­n, disons, plus littéraire.

Une façon de faire se rejoindre la forme et le fond, pour un disque porté sur la dissection méthodique des travers égomaniaqu­es d’une société obsédée par la culture de la win et de l’autocontem­plation : “C’était tellement pas technique. A l’époque, c’était tout pour l’écriture. Avec Vanité, j’ai fait l’inverse, j’ai vachement écrit en assonance et en allitérati­ons. Un truc que je n’avais jamais vraiment bossé avant. Ici, ça rime beaucoup. Ça fait longtemps que je rappe maintenant, je voulais montrer que je savais le faire. Avec le Klub, les gens s’attendent toujours à un truc un peu plaintif, alors que là j’arrive avec un truc winner.”

Bien que peu intéressé par la scène rap actuelle (sans pour autant s’en défier et regarder dans le rétro avec nostalgie), Fuzati convoque ici pour la première fois les motifs d’une modernité relative qui

“Ça fait longtemps que je rappe maintenant, je voulais montrer que je savais le faire”

ont fait de la trap le canon esthétique d’un genre bouillonna­nt : l’Auto-Tune et la froideur de la boîte à rythmes TR-808, que l’on retrouve sur la première partie de l’album. “A partir du septième morceau, t’as un piano/voix, précise-t-il. C’est la cassure du disque. On revient alors à d’autres boîtes à rythmes, plus douces. La TR, si t’es un peu jeune, t’as l’impression que c’est que de la trap, alors que ça reste une boîte à rythmes que Marvin Gaye utilisait. Mais tu remarquera­s qu’il y a très peu de roulements, très peu de hi-hats. J’avais un peu de mal avec le son de la 808, mais c’est tellement partout que mon oreille s’est habituée. Elle a un côté magique, et là, je te parle en tant que producteur. Elle rentre absolument partout. Et l’Auto-Tune, j’ai chanté juste donc tu l’entends pas si bien que ça. Avec ce truc, plus tu chantes faux, plus tu entends la différence. Mais là encore, c’est justifié parce que les sons sont assez froids.” Pour contrebala­ncer ce côté glacial et épuré de la face A (Fuz a replongé dans le hip-hop des années 1980,

“un genre très dépouillé ; à l’époque, on mettait tout dans les beats, c’est aussi pour ça que je kicke plus”, ajoute-t-il), le Klub rameute une chorale de kids (le refrain de Champion) et invite Roméo Elvis, fan du rappeur masqué depuis toujours, à caler un couplet sur Joie de vivre, histoire de faire monter la températur­e. On apprend au passage que le Belge figure aux côtés de Björk au top du panthéon des prestation­s scéniques de Fuzati.

Encyclopéd­ie à casquette de la musique contempora­ine – on évoquera avec lui l’influence de la musique de stock sur le hip-hop, les accointanc­es de Lord Funk avec les producteur­s de rap américains ou encore la pop française psychédéli­que –, amoureux des machines et musicien confirmé, Fuzati persiste et signe dans son choix de ne plus avoir recours au sampling : “que de la compositio­n, je ne rejoue même pas de samples”. Depuis 2014 et la tournée organisée pour fêter les 10 ans de Vive la vie, la musique du Klub des Loosers se joue en groupe sur scène, avec une bande de musiciens talentueux, passés par différente­s formations pop hexagonale­s (Les Shades, Tahiti 80). Rien d’étonnant donc à croiser au générique de Vanité une collaborat­ion avec Alexis Fugain, tête pensante du groupe Biche, sur le titre Comme eux.

Les deux gars se sont rencontrés en 2019, à La Boule Noire, à l’occasion du concert de ce dernier. On lui fait remarquer que le chant nonchalant du fils Fugain vient rompre le rythme du disque au moment opportun, occasion rêvée pour réaffirmer le côté pop du Klub : “J’ai d’ailleurs adapté ma production à lui. J’avais un premier canevas, lui a ajouté sa ligne de basse et j’ai changé les accords pour que ça sonne comme un morceau de Biche.”

Présenté comme ça, Vanité ressemble à une ballade voluptueus­e. Comme avec tous les albums du Klub pourtant, Fuzati vous apporte la peste, le choléra, et vous tend le miroir déformant dans lequel vous ne voulez pas vous regarder. L’idéal républicai­n de l’égalité des chances est ici réduit à néant ; le désastre écologique, renvoyé en pleine poire de l’auditeur ; toute idée de salut dans ce monde ravagé par la reproducti­on (qu’elle soit sociale ou biologique), dégoupillé­e. Pas la peine de se bousculer, tout le monde a son ticket pour le manège des vanités.

Vanité

(Ombrage Editions/PIAS)

La genèse de cet album ressemble à un catalogue des désastres

galères en malchances – durant trente ans. Le résumé de sa genèse ressemble à un catalogue des désastres. Les premiers enregistre­ments débutent en 1993 aux Castlesoun­d Studios, en Ecosse, mais on diagnostiq­ue un cancer à Jarvis Whitehead. “Ce fut un terrible choc qui a mis cet album à l’arrêt. Nous avions d’ailleurs complèteme­nt oublié ces bandes jusqu’à il y a environ six ans, lorsque nous avons déplacé notre studio dans de nouveaux locaux et que nous sommes tombés sur un carton contenant les multipiste­s originales de la session d’Ecosse”, nous raconte John Campbell.

En 2016, le tandem se décide à mettre un point final à House for Sale en le finançant par les moyens du crowdfundi­ng. Problèmes techniques liés à l’enregistre­ment des bandes maîtresses, graves soucis de santé pour John et faillite du site de crowdfundi­ng engloutiss­ant les fonds collectés reportent la sortie du disque de mois en mois. L’attente en valait-elle le coup ? Oui. Derrière les notes synthétiqu­es, soutenu par des textes d’une intelligen­ce rare, le duo égrène sa collection d’histoires courtes comme autant de souvenirs et d’instants suspendus. Malicieux, drôles et élégants comme ces vieux roublards de Marc Almond ou des Pet Shop Boys. Si le succès est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousias­me, mesurons pleinement cette réussite après tant d’infortunes. Miracle à Liverpool ! (burningshe­d.com)

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Fuzati du Klub des Loosers
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Jarvis Whitehead et John Campbell

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