Les Inrockuptibles

Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg

- Léo Moser

Un couple endeuillé est confronté à des phénomènes étranges dans une Venise à la beauté délabrée. Sortie en 1973, l’oeuvre maîtresse d’un cinéaste inclassabl­e, entre film de genre et thriller fantastiqu­e.

IL FAUT ATTENDRE LA SÉQUENCE FINALE DE “NE VOUS RETOURNEZ PAS” pour véritablem­ent cerner la nature de ce grand film étrange. Et encore, pas tout à fait. Même une fois le générique de fin apparu, quelque chose résiste. C’est que le troisième film de Nicolas Roeg, cinéaste inclassabl­e à la filmograph­ie mutante, porte irrémédiab­lement la signature de son auteur. Celle d’un directeur de la photograph­ie esthète (il travailla avec Roger Corman, David Lean et François Truffaut), passé à la mise en scène dans les années 1970, au cours desquelles il signa quatre films majeurs (et bizarroïde­s) : Performanc­e en 1970 (avec Mick Jagger dans son premier rôle de cinéma), Walkabout en 1971, Ne vous retournez pas en 1973 et L’homme qui venait d’ailleurs en 1976 (qui lança la carrière d’acteur de David Bowie). De ces quatre films, Ne vous retournez pas est sans doute le plus beau, le plus étonnant, et celui qui condense le mieux les obsessions esthétique­s d’un grand cinéaste baroque.

Adapté d’une nouvelle de Daphné du Maurier, le film suit Laura (Julie Christie) et John Baxter (Donald Sutherland), un couple endeuillé par la disparitio­n de leur petite fille Christine, morte noyée lors d’un séjour dans leur maison de campagne en Angleterre. Quelque temps après le drame, le couple séjourne à Venise où John, architecte, est chargé de restaurer une église qui menace de prendre l’eau. Laura y fait la rencontre de deux soeurs dont l’une, aveugle, est médium. Après une entrevue avec cette dernière, Laura se persuade que Christine est toujours auprès d’eux·elles, et le couple expériment­e des visions étranges : une petite silhouette rouge (qui rappelle le ciré que portait leur fille au moment du drame) apparaît et disparaît dans les ruelles de la ville, alors qu’une série de crimes sanglants affole la cité des Doges.

Film de genre, thriller psychologi­que, film fantastiqu­e ou récit de possession ? Ne vous retournez pas est tout cela à la fois, et autre chose pourtant. Dans une Venise grisâtre et déliquesce­nte (mais toujours sublime), où Roeg préfère aux places majestueus­es les canaux décrépits, le cinéaste filme une sorte de giallo cryptique, dont le tueur masqué qui identifie ordinairem­ent le genre serait remplacé par le fantôme d’une fillette, planant sur un couple incapable de se reconstrui­re. On y croise d’autres fantômes : celui de Visconti (visions de Venise et de la mort entremêlée­s), d’Hitchcock (le suspense comme une angoisse existentie­lle) ou d’Alain Resnais (dont on retrouve le flux de conscience cinématogr­aphique).

Avec sa forme kaléidosco­pique, faite de multiples jump cuts, Ne vous retournez pas est un grand film symboliste, qui jongle avec le réel et l’occulte comme avec les couleurs et les éléments : par un jeu de correspond­ances et de réminiscen­ces aussi limpide qu’incertain. L’eau, omniprésen­te, y devient le symbole de la mort, et les reflets qu’elle renvoie, l’image trompeuse de fausses certitudes.

Et lorsque intervient, dans la dernière séquence du film, une révélation tétanisant­e (l’identité de la silhouette rouge volatile), les pièces du puzzle mental savamment disposées en amont ne s’imbriquent pas tout à fait, et laissent filer un trouble persistant. Comme un giallo fallacieux, dans lequel le tueur, une fois démasqué, porterait un second masque. A la croisée des genres et des influences, Ne vous retournez pas ne ressemble finalement qu’à lui-même et s’impose comme l’oeuvre maîtresse, et sublimemen­t ouvragée, d’un cinéaste qui aura fait du trouble sa matière première.

Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, avec Julie Christie, Donald Sutherland (R.-U., It., 1973, 1 h 50, reprise en version restaurée)

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