Les Inrockuptibles

Tragédie millennial­e

- Sylvie Tanette

A travers le portrait d’une ado harcelée sur les réseaux sociaux, FRANCESCA SERRA signe un premier roman pétri des grands récits antiques. Une réussite.

C’EST UNE FÊTE D’HALLOWEEN ORGANISÉE PAR UNE LYCÉENNE, MAUD. En fin de soirée, elle parle à ses camarades d’une légende que lui racontait sa grand-mère, quand enfant elle allait lui rendre visite l’été, dans les Pouilles. Ce conte ancestral, horrible histoire de fille bannie et de fantôme, va colorer l’ensemble du premier roman de Francesca Serra, 37 ans (elle vient de remporter le prix littéraire Le Monde), et donner une ampleur inattendue à ce qui aurait pu n’être qu’un roman génération­nel et sociétal, récit du drame vécu par Garance Sollogoub.

Quand l’ado entre en seconde, “il a suffi qu’elle traverse la cour du lycée en jean, top blanc et tennis, pour provoquer de petits arrêts cardiaques dans la population masculine”. Car Garance est d’une beauté à tomber. Très vite, elle se trouve happée par un petit groupe de terminales et n’en revient pas d’être invitée par Maud et sa bande, dont Victor, le plus beau garçon du lycée, fait partie. On devine dès les premières pages que l’aventure a mal tourné. Et Francesca Serra nous donne peu à peu les clefs d’un livre noué comme un thriller.

L’intrigue est en quelque sorte la partie visible d’un texte où se dessine tout un arrière-plan mythologiq­ue, car Serra inscrit ses personnage­s dans un espace méditerran­éen encombré de contes et de légendes, une petite ville coincée au bord de la mer, Ilarène, à la fois île et arène. Ile, car elle semble isolée du reste du pays. Arène, car on va assister ici à la mise au pilori d’une ado.

Le récit s’articule autour de motifs issus des grands mythes ou des tragédies grecques. Ainsi l’arrivée à Ilarène d’une prof de danse polonaise, Ana Sollogoub, et de sa fille Garance, parfaites étrangères parmi les familles aux noms à consonance corse ou italienne, qui tiennent le lieu depuis longtemps. L’ensemble du lycée prend part aux événements à la manière d’un choeur antique. La chronologi­e non linéaire adoptée par Serra participe à ce télescopag­e d’époques à l’intérieur du présent. Comme dans tout bon roman à suspense, elle permet de reconstitu­er un puzzle, de découvrir quel piège s’est refermé sur Garance.

Mais apparaisse­nt aussi des éléments qui n’ont rien à voir avec les gamin·es eux·elles-mêmes. Des drames surgissent du passé de leurs parents, voire de leurs ancêtres. D’antiques rivalités entre familles refont surface et, comme dans une tragédie, chacun·e appartient à une lignée qui détermine ses actes. Et comme dans les contes, un événement imprévu va venir tout perturber.

L’agence Elite organise un casting à Ilarène. Toutes les filles du lycée veulent devenir mannequin mais savent que Garance a des chances d’être choisie, alors qu’elle n’est pas du coin. Il est impensable qu’un élément extérieur ait la prétention de déterminer perdants et gagnants dans une communauté qui a l’habitude de tout gérer elle-même…

Francesca Serra, née en 1983 en Corse, est une universita­ire et essayiste spécialist­e de la littératur­e italienne contempora­ine, et c’est sans doute de ce côté-là qu’il faut chercher ses éventuelle­s influences. On pense notamment au travail de Niccolò Ammaniti, auteur de Je n’ai pas peur (Grasset), ou au premier roman de Silvia Avallone, D’acier (Liana Levi). Tous·tes deux intègrent ainsi les codes de la littératur­e de genre dans un univers méditerran­éen ancestral, ancrent leurs romans dans un espace géographiq­ue précis sans être pour autant régionalis­tes

et savent hisser une petite ville provincial­e au rang de lieu mythologiq­ue.

Enfin, le roman propose un portrait aigu de l’adolescenc­e d’aujourd’hui.

Ici les thématique­s classiques du récit d’apprentiss­age – tomber amoureux·se, découvrir son corps, éprouver les notions de loyauté et de trahison – se retrouvent transformé­es par la constante mise en scénario du quotidien que supposent les réseaux sociaux. Les mécanismes de manipulati­on et d’emprise sont très finement analysés. Serra montre aussi que l’apparente unité créée autour de l’orthograph­e singulière des sms, intégrés par salves dans le récit, n’empêche pas les affronteme­nts de classes sociales qui ouvrent des gouffres à l’intérieur d’un lycée. Mais, là encore, l’autrice transforme la situation en récit mythique autour des “gosses qui utilisent internet comme un espace de ralliement”. “Comme s’ils préparaien­t une guerre, ils se réunissent tous les jours au même endroit qui n’existe pas géographiq­uement, par conséquent inattaquab­le (…). Ils sont déjà une armée.”

Elle a menti pour les ailes (Anne Carrière), 480 p., 21 €

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