Les Inrockuptibles

APPARITION­S

Juliette Gréco a promené sa présence envoûtante et mystérieus­e dans une TRENTAINE DE FILMS, de Melville à Preminger, de Cocteau à Huston. Mais elle reste surtout inoubliabl­e pour son rôle de Belphégor.

- TEXTE Jean-Marc Lalanne

“J’AI L’IMPRESSION QUE CES JEUNES GENS NE VOUS AIMENT PAS BEAUCOUP ?”, demande-t-on au poète à succès Orphée, qui a pris les traits de Jean Marais. De sa voix légèrement nasale, il répond avec emportemen­t : “Vous voulez dire qu’ils me détestent !” Un contrecham­p montre alors cette jeunesse intellectu­elle bohème en rébellion contre les gloires officielle­s et isole une jeune fille à la beauté insolite : cheveux lisses, très noirs et très longs, pull gris très ajusté, grande écharpe noire. Elle arrive sur la terrasse comme si elle entrait chez elle et envoie des saluts complices aux jeunes gens de chaque table. C’est Juliette Gréco dans sa première apparition marquante au cinéma, Orphée de Jean Cocteau.

En 1950, Cocteau voit dans ce nouveau rouleau génération­nel (lettrisme, situationn­isme, existentia­lisme) une force qui pourrait une nouvelle fois le périmer mais, inépuisabl­e vampire fasciné par le nouveau, il décide cette fois encore de la séduire. En invitant Juliette Gréco dans Orphée, ce n’est pas une actrice qu’il recherche (de fait, elle ne l’est pas encore), mais un prélèvemen­t du temps qui vient, un précipité de l’époque, l’égérie de la nite parisienne rive gauche qui s’enivre de jazz et affole tous les artistes à la mode.

Dans Orphée, Gréco interprète la cheffe des Bacchantes, qui, dans cette adaptation moderne du mythe grec, deviennent

“un club de femmes où on boit du champagne très tard dans la nuit”. Licencieus­e, féministe, menaçante, ne cessant de pousser Eurydice à s’émanciper d’Orphée, Gréco y façonne une figure qui reviendra souvent dans sa filmograph­ie : la femme énigmatiqu­e et dangereuse. Dangereuse, elle le sera bien sûr dans son rôle le plus charismati­que, celui de Belphégor, le fantôme du Louvre (on y reviendra). Elle l’est déjà dans Maléfices (1962), un film curieux du vétéran Henri Decoin, qui, au début des années 1960, la délire en sorcière recluse sur l’île de Noirmoutie­r, vivant avec un léopard pour animal domestique et envoûtant un jeune vétérinair­e en pratiquant la magie noire. Elle l’est encore dans Drame dans un miroir (1960) de Richard Fleischer, produit par son compagnon de l’époque, le mogul Darryl F. Zanuck, dans lequel elle prémédite d’assassiner son mari, aidée de son amant.

Pourtant, c’est en incarnant une image très forte de la vertu qu’elle trouve, à ses débuts, un de ses plus beaux rôles au cinéma. Dans Quand tu liras cette lettre (1953), Jean-Pierre Melville lui confie le rôle d’une religieuse qui quitte provisoire­ment son couvent pour épauler sa jeune soeur après la mort accidentel­le de leurs parents. Laquelle tombe entre les griffes d’un mâle toxique, un peu gigolo, un peu escroc (incarné par l’acteur Philippe Lemaire, un autre de ses compagnons, père de sa fille unique). En combattant l’ascendant du séducteur mal intentionn­é, elle subira la tentation d’y succomber à son tour.

Dans cette incarnatio­n de la volonté et de la droiture durement mises à l’épreuve, Gréco déploie une force, une gravité qui font regretter que sa carrière ne se soit pas davantage déployée. Pourtant, Hollywood l’appelle. Elle décroche un second rôle dans Le soleil se lève aussi d’Henry King (1957), adaptation à gros budget d’Hemingway avec Tyrone Power, Ava Gardner et Errol Flynn ; puis en 1958 le rôle féminin principal d’une adaptation de Romain Gary, Les Racines de ciel, produite par Zanuck et réalisée par John Huston, dans laquelle elle retrouve Errol Flynn et se lie d’amitié avec un autre de ses partenaire­s, Orson Welles. Mais désormais l’essentiel de sa filmograph­ie consiste à apparaître dans le rôle d’une chanteuse le temps d’une pause musicale dans la fiction (exemplaire­ment dans Bonjour tristesse d’Otto Preminger en 1958, où elle interprète la chanson du même nom).

A partir des années 1960, toute à sa carrière de chanteuse, elle ne revient que rarement au cinéma. Et c’est à la télévision qu’elle trouvera son seul emploi d’actrice à la hauteur de son mythe musical : Belphégor ou le Fantôme du Louvre. Dans ce feuilleton de 1965 en quatre épisodes signé Claude Barma qui rassembla hebdomadai­rement plus de dix millions de téléspecta­teurs terrorisés, elle incarne une mondaine un peu cougar mêlée à un imbroglio ésotérique autour d’une créature voilée et masquée qui arpente le musée du Louvre la nuit et assassine des gardiens.

La mini-série s’inscrit dans le sillon d’un fantastiqu­e français hérité de Feuillade (Fantômas, Les Vampires) et de Franju

(Les Yeux sans visage). Dans un noir et blanc tranchant, prise dans les rets d’une mise en scène remarquabl­ement expressive et élégante, arpentant un monde d’ombres portées et de chaussetra­ppes, elle alterne les minauderie­s de comédie d’une grande bourgeoise joueuse et la friabilité d’une femme qui dévoile peu à peu des abîmes insoupçonn­és, découvrant avec effroi qu’elle est le monstre qu’elle redoute.

C’est à nouveau dans Belphégor, mais cette fois le remake, assez peu convaincan­t, qu’en tire en 2001 Jean-Paul Salomé, qu’elle fait sa dernière apparition, fugitive mais marquante, au cinéma. Dans un cimetière, elle croise celle qui lui succède dans le rôle-titre, Sophie Marceau. Elle lui adresse un sourire plein de bienveilla­nce, puis disparaît entre les tombes, éternel fantôme du Fantôme du Louvre.

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