Les Inrockuptibles

Miossec “J’aimais son côté irréductib­le”

- Propos recueillis par Carole Boinet

En 2003, Miossec rencontrai­t Juliette Gréco à l’occasion de l’enregistre­ment de son album

Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaiss­ez... Il en signait trois chansons.

“On s’était rencontrés au Lutetia provocante. Elle adorait ça, soulever les Déshabille­z-moi, c’est ce qui m’a (grand hôtel parisien dans le quartier de choses. Je ne connais pas la définition touché en étant tout gamin. C’est le Saint-Germain – ndlr). En vérité, il y de l’artiste, mais Juliette avait l’envie morceau qui vous rentre dedans avait eu une première rencontre de ne pas être consensuel­le et, pour à un jeune âge et que vous conservez. avortée. J’avais reçu le prix de la Ville moi, c’est ça être un artiste. Ne pas être Il y a un petit rire en coin dans cette de Paris de la chanson. Le jury était populaire à tout prix. Au contraire… chanson. Sur scène, elle s’amusait présidé par Juliette. Au dernier Sa dernière tournée s’est appelée beaucoup en l’interpréta­nt. Elle fait moment, je me suis dit que je ne Merci car elle se souvenait d’un texte partie des artistes de scène où chaque pouvais pas y aller car c’est Jean Tiberi que j’avais écrit et que j’avais montré syllabe est vraiment importante. qui remettait le prix. Donc j’ai planté à Gérard et qui s’appelait Merci. Même en studio c’était trois prises. Elle le truc alors qu’il y avait des médias, J’ai retravaill­é le texte, et voilà. C’était travaillai­t la moindre virgule. On beaucoup de monde… Ça a fait marrer dingue d’être dans la salle. Ce sont enregistra­it avec l’orchestre, donc elle Juliette ! Tout est donc parti de là. les émotions du parolier. Un drôle de s’excusait du nombre de prises…

C’était aussi une amitié avec truc. On a l’impression d’être dans Ce n’est pas qu’une histoire de grande Gérard Jouannest, qui était le pianiste un film ! (rires) madame. On est en studio et on fait de Brel. J’écrivais les textes et on Je suis beaucoup allé à Ramatuelle, une chanson en plusieurs prises, et voyait comment ça tenait ensemble. où elle vivait à la fin de sa vie. Le travail l’orchestre applaudit à la fin parce que C’était chaleureux. s’est toujours fait dans un cadre amical. c’est un exploit. C’est quelqu’un qui a

J’aimais le côté irréductib­le de C’est quelqu’un qui aimait beaucoup fait de la scène toute sa vie, même Juliette. Etre Juliette Gréco dans les rire. C’est drôle comme les tragédiens quand ça marchait moins en France. années 1950-60, fallait s’accrocher ! peuvent être dans le rire et les Elle a sillonné le monde. Bob Dylan et C’est difficilem­ent imaginable comiques être d’un sinistre incroyable. elle sont des personnes qui montrent aujourd’hui. On n’est plus dans le Je pense que mon image ne lui que ce n’est pas un boulot comme un même monde. Elle faisait peur à déplaisait pas… Je n’étais moi-même autre, être artiste.” beaucoup de Français. Elle était très pas extrêmemen­t consensuel ! (rires)

ça me semblait insensé : “Mais qu’est-ce qu’il fout, ce mec ?” Mais je l’admirais tellement… Tout arrivait comme ça, dans une espèce d’incroyable douceur, d’insoucianc­e confiante. Comme ce jour où je marchais tranquille­ment sur un chemin, près de Saint-Paul-de-Vence, et où je rencontre un monsieur. “Tiens, c’est toi, Gréco ?” C’était Prévert. Plus tard, il est venu au Tabou

(un club de danse et de jazz de Saint-Germain – ndlr), on a parlé. Enfin lui surtout, une vraie fontaine… Moi, j’écoutais. La petite fille grandissai­t. Elle avait toujours son caractère abominable, elle était ce qu’elle était, et elle était aimée… J’étais d’une très grande curiosité. On pouvait l’être alors. J’adorais – et j’adore encore – les bars. On y voit toujours des gens magnifique­s, passionnan­ts. Particuliè­rement la nuit : je sortais toute seule, j’allais m’asseoir dans un café, je regardais, j’écoutais. Ça n’était pas très commode, parce que les gens connaissai­ent déjà ma figure. Mais bon, au bout d’un moment, l’alcool aidant, ils oubliaient.

Vous êtes devenue interprète sans l’avoir prémédité. Comment avez-vous vécu cette irruption du chant dans votre vie ?

Un peu comme une révélation. Je me suis tout à coup rendu compte que je pouvais laisser les mots s’échapper des livres. Qu’il y avait un véhicule qui s’appelait la musique. Qu’on pouvait tout dire en chantant. Que j’avais grâce à ça une liberté formidable, quasiment un pouvoir. J’avais le pouvoir du choix. Celui, aussi, de faire aller la poésie dans la rue, de la faire entrer dans les maisons, les radios, de faire entendre et aimer ce que j’aimais. Tout ça en restant quand même en dehors : ça sortait de moi, ça partait. Le jour où, dans la rue où j’habitais, j’ai entendu un mec qui réparait un mur chanter Si tu t’imagines, je me suis mise à pleurer…

“Le jour où, dans la rue où j’habitais, j’ai entendu un mec qui réparait un mur chanter je me suis mise à pleurer”

Comment expliquez-vous qu’autant d’auteurs vous aient confié leurs chansons ?

L’une des rares choses dont je sois sûre, c’est que je suis une bonne interprète. Je suis certaine de n’avoir jamais trahi personne. Et d’apporter même des choses. Là-dessus, je n’ai aucune humilité – ni aucun orgueil, d’ailleurs. Je le sais parce que ça m’a été dit. Par quelqu’un comme Michel Leiris, par exemple, qui est quand même un méchant poète… Quand j’avais 20 ans, j’ai participé à une émission radiophoni­que. Ça se passait rue de l’Université, un truc qui s’appelait Le Club d’essai, où il y avait un maître : Jean Tardieu. Une merveille de mec. Un homme, un amoureux, rayonnant, beau, fort, drôle. Il était venu voir au théâtre Victor ou les Enfants au pouvoir, où je jouais à la dame

– je faisais semblant d’être une femme de 30 ans, le comble de la vieillesse pour moi qui en avais 18 ! J’habitais alors dans une chambre de bonne sur les quais. Tardieu m’a trouvée et m’a dit : “Je voudrais que vous disiez des poèmes.” Le pied : je n’aimais que ça ! C’est là qu’un jour j’ai eu une prise de bec avec Henri Michaux, qui avait largement aussi mauvais caractère que moi. Il était furieux parce que je m’étais permis une lecture à la mode lettriste d’un de ses poèmes. On s’est bien empoignés, mais c’est cette version-là qui est restée. J’étais très féroce, je n’avais rien à perdre. Juste ma dignité, ce qui n’était pas rien pour moi…

Si tu t’imagines,

Avec la sensibilit­é musicale qui est la vôtre, vous n’avez jamais été tentée par la compositio­n, la pratique ?

Pourquoi pratiquera­is-je un instrument puisque j’en suis un – certes imprévisib­le ? En réalité, mon sens de l’humour et mon humilité me disent qu’il ne vaudrait mieux pas. J’en suis restée à la petite fille que j’étais, qui jugeait inutile de faire des efforts puisque sa soeur, elle, était brillante… Pourquoi composer, alors que j’ai la chance de travailler avec de merveilleu­x musiciens ?

Il y a chez moi une sorte de complexe d’infériorit­é sous-jacent. Je ne me prendrai jamais pour ce que je ne suis pas et n’ai pas le sens de la compétitio­n. Même chose avec l’écriture : j’ai eu la chance de vivre avec de merveilleu­x auteurs. Ecrire pour moi me suffit. Si j’ai écrit Jujube (son autobiogra­phie parue en 1982 – ndlr), c’était uniquement pour qu’on ne m’emmerde pas quand je serai morte. Toujours ça qu’ils n’inventeron­t pas. Quand on est de plus en plus mortel, il faut prendre ses précaution­s. Parce que tout ça est bien beau, mais ça va arriver bientôt.

Vous vous êtes toujours sue mortelle ?

Oh ! oui, toute petite déjà. Mais la seule chose qui me torture vraiment, c’est la mort des autres. Et là, j’ai de quoi faire… Depuis le temps que je vis et que je vois mourir des gens que j’aime, j’éprouve une douleur… infinie. C’est très dur de se sentir abandonnée comme ça : ils repartent tous. On ne peut même pas téléphoner, rien. Pour autant, je ne vais pas aux enterremen­ts, ça ne m’intéresse pas du tout. Parce que si c’est pour entendre les gens dire “Ah ! y a Gréco…” On dirait un thé chez madame la comtesse, c’est effrayant… C’est peut-être par lâcheté que je n’y vais plus, mais je m’en fous : en chantant les gens que j’aime, je sais que je continue de les faire vivre. Petite, je n’ai pas

“Ça intéresse qui, ce que je bouffe et avec qui je baise ? Ou encore avec qui je fais l’amour… La seule chose qui compte, c’est ce que l’on fait sur scène”

reconnu mon grand-père sur son lit de mort. Même chose avec Brel, longtemps après : j’ai vu un truc absolument ridicule, qui m’a énormément blessée. Des joues roses, maquillées. Rien à voir avec ce fou, cette chair, cette sueur, cet homme qui était une fontaine de vie.

De tous les artistes que vous avez côtoyés, Brel n’est-il pas l’un de ceux avec lesquels vous aviez le plus de points communs ?

Oui, dans cette même violence, cette même tendresse, ce même amour hors de propos, fou. Fous d’amour… Ce con est parti en voyage et n’est toujours pas revenu. J’ai pris très tôt le défi de reprendre ses chansons. Il a même écrit pour moi, ce qu’il n’a pas fait pour beaucoup de gonzesses. Enfin, comme il disait : “Gréco, c’est un mec.” Il est venu répéter son dernier disque chez moi. Personne ne l’a jamais su. J’avais sorti tout le monde de la maison. Moi, j’étais dans ma chambre, je ne faisais pas un bruit. Au bout de deux jours, quand même, il s’est dit : “Mais elle est où, Gréco ?” Il faut ça, quand on aime : que la confiance soit justifiée.

En voyant votre parcours, il y a chez vous un côté “solitaire éperdue de rencontres”.

C’est exactement ça. Mais je ne veux pas aller trop loin avec les gens. Je tiens à garder mon émerveille­ment. Ça ne m’intéresse pas du tout de savoir qu’ils pètent et qu’ils rotent. Je veux les aimer parfaiteme­nt. Ça implique donc certaines limites. Je n’aime pas beaucoup la promiscuit­é. J’aime la beauté. J’aime les cadeaux. J’aime que les gens parlent…

Que répondez-vous à ceux qui croient à un “mystère Gréco” ?

Que s’il y en a un, il est simplement lié à mon désir de ne paraître que dans le travail. Le reste, ça n’intéresse que les gens avec qui je partage une intimité plus grande, réelle. Ça intéresse qui, ce que je bouffe et avec qui je baise ? Ou encore avec qui je fais l’amour – ce qui est bien plus important… La seule chose qui compte, c’est ce que l’on fait sur scène.

Dans Jujube, vous avez écrit : “Rien ne pourra détruire l’enfant qui brûle encore sous les cendres.”

Ça, personne ne l’aura jamais. La petite fille est toujours là. C’est même elle qui parle, la plupart du temps. L’autre, si elle était maligne, fermerait sa gueule. Mais elle n’entend pas, c’est normal. L’expérience, ça n’existe pas. Rien ne m’emmerde davantage que les leçons et les conseils, tous les “Ah ! Quand j’avais ton âge…” Il faut écouter, c’est tout… C’est drôle que je sois si vieille, parce que j’ai l’impression que je n’ai jamais eu assez de temps. Et ça ne va pas en s’arrangeant… Ça ne fait rien. Tout ce que j’espère, maintenant, c’est d’exploser. Boum ! Plus rien. Un rêve. Ce que je prépare, peut-être, secrètemen­t, depuis le début.

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Avec Michel Piccoli qu’elle épousa en 1966, à Paris, dans les années 1960
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