Ida Lupino, le goût de l’autre
Ressortie de quatre chefs-d’oeuvre d’une pionnière féministe du cinéma américain, qui filme les drames sans complaisance et engage toute la société dans son regard.
IL Y A DE NOMBREUSES SCÈNES QUI POURRAIENT PRÉSENTER le cinéma d’Ida Lupino : une magnifique séquence de quadrille en chaises roulantes ; un homme et une femme qui dansent langoureusement un combat au sabre ( Faire face, 1950). Une autre encore : dans Bigamie (1953), Harry, qui dirige sa propre entreprise de congélateurs, vit entre San Francisco (où est sa femme) et Los Angeles (où il travaille et s’ennuie). Après le bureau, le temps devient long, lourd : Harry erre dans L.A., grimpe au hasard dans un bus touristique qui fait le tour des villas de stars. C’est là qu’il rencontre l’autre femme, endormie : Lupino elle-même, qui semble avoir pris ce bus pour les mêmes raisons que lui – arrêter de marcher, faire passer la journée. Par la fenêtre défilent les grandes demeures de célébrités : Jane Wyman, Barbara Stanwyck, tandis que dans le modeste bus l’homme regarde somnoler la femme – il·elles vont bientôt s’aimer. Plus tard, devant son appartement, Lupino le prévient : “Ce n’est pas comme chez Barbara Stanwyck, mais c’est près de mon travail.”
En une phrase, tout est dit : la quotidienneté qui traverse la fiction dans les années 1950, la distance prise avec les grands mélodrames hollywoodiens. Un écart qui est relation, réécriture du genre : certains films de Lupino sont presque des mélodrames. Ils se sont débarrassés de quelques notions en chemin : le masochisme flamboyant de ses héroïnes (Stanwyck jouit dans la souffrance), le sacrifice, l’affliction comme divine hallucination.
La beauté des héros et héroïnes de Lupino, c’est cette petite différence qui se lit sur leurs visages : personne n’aime souffrir. Oui, la douleur vous détache du monde, de la communauté, et ce n’est pas une joie secrète, c’est insoutenable.
Un effet revient comme une rime : Lupino passe, le temps de quelques secondes, en caméra subjective, l’image se floute, divague, glisse sur les murs, attaque le classicisme de la mise en scène. C’est le signe que le personnage s’est détaché du monde. Une autre image revient : après le drame inaugural, les jeunes filles s’enfuient de chez elles, prennent un bus pour une autre ville, errent prostrées dans les rues – “ces gens allaient nulle part, alors je les ai suivis”. Bienvenue de l’autre côté : la douleur, c’est une twilight zone. Le récit s’inaugure toujours par la perte d’une intégrité physique, morale, qui vous isole – là où un Sirk s’enfonce dans l’abstraction, transforme toute douleur en principe d’élection, la cinéaste tente de retrouver le monde commun.
Et pour croire au monde, il faut laisser tomber la fiction de l’individualité souveraine : chez Lupino, le paradis, ça peut être les autres. Les hommes et les femmes qui vous ramènent au réel, la justice, l’hôpital, un organisme pour l’adoption, une pension pour jeunes mères, un médecin compréhensif qui