Les Inrockuptibles

Mille et une vies avec Patti

- Yann Perreau

Dans L’Année du Singe, PATTI SMITH retrace une année décisive de sa vie, avec l’ampleur poétique et philosophi­que qui caractéris­e toute son oeuvre.

AUX PREMIÈRES PAGES DE SON NOUVEAU LIVRE, PATTI SMITH entre dans une conversati­on animée avec… l’enseigne du motel où elle a pris ses quartiers à Santa Cruz, Côte Ouest des Etats-Unis. “C’est le Dream Inn, l’auberge du rêve !”, proteste cette dernière, corrigeant la musicienne, qui vient de l’appeler “Dream Motel”. “Je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir dans la peau d’Alice, écrit Smith, interrogée par la chenille bleue fumant le narguilé.” Elle tente de filer en douce mais est rattrapée par des personnage­s du livre de Lewis Carroll qui se matérialis­ent devant elle : LaquaisPoi­sson, Laquais-Grenouille, et même

Alice “présidant d’un air sombre à un interminab­le thé où, ne vous en déplaise, aucun thé n’était servi”. Tout le livre est de ce ton, qui brouille les frontières entre le rêve et la réalité.

L’Année du Singe est une sorte de carnet de rêves, carnet de notes, carnet de routes aussi, des déambulati­ons de son autrice, de Santa Cruz à Lisbonne en passant par Oslo. Il couvre cette année du Singe, 2016, qui vit l’élection de Trump et tout un tas de catastroph­es, dont la mort d’amis proches. Cette année au cours de laquelle Smith rentre dans sa soixantedi­xième année. Elle relit Marc Aurèle, ses Pensées pour moi-même, s’arrête sur sa célèbre formule : “N’agis pas comme si tu avais mille ans à vivre”… “Délecte-toi des dernières saisons de tes soixante-neuf ans, écrit-elle, le nombre sacré de Jimi Hendrix, avec sa réponse à une telle exhortatio­n : I’m going to live my life the way I want to, je vais vivre ma vie comme j’en ai envie. J’ai imaginé un affronteme­nt entre Marc et Jimi, chacun choisissan­t un énorme glaçon qui fondrait dans sa main longtemps avant qu’ils consentent à se battre.”

Si elle paraît parfois à deux doigts de tomber dans l’anecdotiqu­e, le regard sur le monde de Smith est si fécond, si poétique, que même les détails a priori insignifia­nts en deviennent transfigur­és. Comme ses Polaroid de lieux, personnes rencontrée­s ou ressurgies de sa mémoire reproduits qui rythment les pages. L’Année du Singe est de ces livres qui donnent espoir, dessinent les contours d’un troisième âge synonyme de liberté, de sagesse, malgré les fantômes du passé, et bien que ses périples ne soient pas de tout repos.

Car cette femme étrange, aux longs cheveux blancs et aux jeans troués, est perçue par la plupart des gens qu’elle rencontre sur les routes de nulle part comme une sorte de beatnik solitaire, un peu paumée, voire louche. Un jeune couple accepte de l’emmener dans leur bagnole jusqu’à Santa Cruz, à condition qu’elle n’ouvre pas la bouche du trajet : la musique qu’ils écoutent est trop bonne pour parler. Elle acquiesce, jubile, s’amuse quand elle se retrouve larguée en bordure de route. Sans avoir la force de Just Kids, son chef-d’oeuvre, L’Année du Singe est un beau récit autobiogra­phique d’une artiste restée fidèle à elle-même. A des années-lumière du confort, de la vie de luxe, de la paranoïa inhérents au statut de superstar qui la définit pourtant. Et encore un peu plus proche de cet idéal rimbaldien qu’elle a toujours suivi.

L’Année du Singe

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 ??  ?? (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 192 p., 18 €
(Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 192 p., 18 €

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