Les Inrockuptibles

Le réel enchanté

Du réel, le personnage s’est absenté, tout entier dédié à cette vie intérieure qui défile derrière ses paupières obstinémen­t closes

- Ingrid Luquet-Gad

Le musée de l’Orangerie expose à Paris les débuts unanimemen­t célébrés de GIORGIO DE CHIRICO : les années parisienne­s et l’invention de la peinture métaphysiq­ue des années 1911-1915. Où l’artiste se fait voyant.

PENDANT PLUS DE QUARANTE ANS, LE PAPE DU SURRÉALISM­E ANDRÉ BRETON CONSERVERA AU-DESSUS DE SON LIT LA MÊME TOILE. Pour lui, il s’agit de celle qui, parmi toutes les oeuvres plastiques contempora­ines, apparaît “la plus chargée de magie quotidienn­e”, ainsi qu’il l’exprimera dans une lettre à Robert Amadou. Lorsqu’il la rédige, nous sommes en 1953, et la représenta­tion énigmatiqu­e d’un homme en buste, yeux clos, le visage barré d’une imposante moustache, n’a pour lui rien perdu de son mystère. Il a beau vivre avec, elle garde intact le pouvoir d’attraction qui, en 1922, lorsqu’il l’aperçoit en passant devant la vitrine de la galerie Paul Guillaume, à Paris, le fait se précipiter hors de l’autobus.

La toile en question a été peinte par Giorgio de Chirico en 1914. L’artiste, né en Grèce en 1888 de parents italiens, est alors installé à Paris depuis trois ans. Déjà, son style caractéris­tique est en place : dans Le Revenant, le nom original qu’il donne au tableau, par la suite rebaptisé Le Cerveau de l’enfant par le poète Louis Aragon, l’homme est esseulé, éclairé d’une lumière rasante, il se détache sur fond de grandes perspectiv­es qui rappellent les péristyles du Quattrocen­to. Les tons sont exsangues, presque en grisaille, les volumes, aplatis. Du réel, le personnage s’est absenté, tout entier dédié à cette vie intérieure qui défile derrière ses paupières obstinémen­t closes.

La toile concentre un morceau de l’histoire de l’invention de l’avant-garde : elle inspire Picasso ( Homme au chapeau melon assis dans un fauteuil, 1915) et Max Ernst ( Pietà ou La Révolution la nuit, 1923), qui reprennent chacun la figure moustachue somnolente dans leurs toiles. Elle dote également le surréalism­e d’une figure programmat­ique : comme ce personnage, l’artiste doit se faire voyant. Trouver en lui-même la matière qui enchantera le réel de nouvelles images, fondées sur les associatio­ns d’idées symbolique­s naissant de la rencontre incongrue de réalités que tout semble pourtant opposer, à l’instar de ce moustachu, dont Breton rappelle, dans la même lettre, qu’il est, pour Giorgio de Chirico qu’il vient hanter, une synthèse entre son père et Napoléon III. L’artiste lui-même reprendra le personnage dans une toile de 1917-1918, qui explicite la référence sous le titre

Le Revenant (Le Retour de Napoléon III, Napoléon III, Carvour).

Il faut aller voir l’exposition que consacre à Giorgio De Chirico le musée de l’Orangerie à Paris, ne serait-ce que pour voir réunies en un même lieu ces deux toiles. Aujourd’hui conservées au Moderna Museet de Stockholm pour la première et au Centre Pompidou pour la seconde, elles furent toutes deux la propriété du marchand parisien de l’artiste, Paul Guillaume, dont la veuve fera don de la collection au musée de l’Orangerie – tout en ayant pris soin de se débarrasse­r au préalable des toiles de Chirico et qui n’en conserve donc aujourd’hui aucune.

Giorgio de Chirico, Le Cerveau de l’enfant, 1914

Les raisons de cette répudiatio­n, la visite de cette exposition d’une soixantain­e d’oeuvres ne s’en fait pas l’écho, se concentran­t sur les années dorées de l’artiste, ces fameuses années parisienne­s, de 1911 à 1915, qui coïncident avec l’invention par l’artiste de la “peinture métaphysiq­ue”. Après un court prologue consacré aux années de formation de l’artiste, l’exposition s’ouvre sur Paris. Là, nous reconnaiss­ons un Chirico familier, dont les compositio­ns d’objets hétéroclit­es restent parmi ses oeuvres les plus connues : ces artichauts, bananes, canons ou mannequins déformés au premier plan, obstinémen­t imperméabl­es aux interpréta­tions rationnell­es.

Les natures mortes constituen­t le gros du parcours, qui s’achèvera sur la période à Ferrare, en Italie, où l’artiste peint en pleine guerre, de nuit. Leur incongruit­é va croissant et leur dialogue silencieux, davantage un cri blessé qu’un sonnet rimbaldien, évolue vers le registre de mannequins de couture lardés de prothèses, cartes géographiq­ues et décoration­s militaires, tout en se claquemura­nt dans des chambres closes. Dans l’ultime salle, elles dialoguent avec les héritiers de la peinture métaphysiq­ue, les peintres italiens Carlo Carrà et Giorgio Morandi, qui en prolongero­nt la manière à partir des années 1917-1918. Le parcours se clôt de manière abrupte, et l’on pourrait presque croire le peintre mort.

Mort, après ces années, il l’est bel et bien symbolique­ment pour les admirateur­s de sa période métaphysiq­ue, qu’il abandonne à partir de 1919 pour se déclarer peintre classique.

Les surréalist­es le répudient violemment, le jugeant nostalgiqu­e voire passéiste, et cette réception-là entrera également dans l’histoire.

Alors qu’il s’attachera ensuite à briser avec ces années, on juge incongrues, extravagan­tes et absurdes ses oeuvres postérieur­es, autoportra­its, nus frémissant­s ou scènes mythologiq­ues. A tel point qu’aux Etats-Unis ses rétrospect­ives ont pris l’habitude d’omettre la suite pourtant prolixe d’une production qui se prolongera jusqu’à sa mort en 1978. En France, au contraire, ses précédente­s rétrospect­ives, au Centre Pompidou en 1983 et au musée d’Art moderne en 2009, mirent un point d’honneur à les réintégrer. Au musée de l’Orangerie, la courte exposition passe sous silence les controvers­es, préférant opérer un retour aux seules années fastes, reflet peut-être d’un contexte contempora­in trouble qui, à son tour, face à l’effondreme­nt du monde, préfère s’évader dans un entremonde onirique et mutique où rien n’est jamais explicite.

Giorgio de Chirico. La peinture métaphysiq­ue jusqu’au 14 décembre, musée de l’Orangerie, Paris

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