Les Inrockuptibles

Un artiste plastique

- Ingrid Luquet-Gad

Célébré pour ses tapis-nature en polyurétha­ne, l’Italien PIERO GILARDI anticipe les luttes écologiste­s à venir. Une nouvelle exposition éclaire ses racines militantes plongées dans un réalisme de l’infiltrati­on.

URBAINS QUI SUFFOQUEZ, ON VOUS PROPOSE DE VOUS ÉVADER. QUE CHOISIREZ-VOUS ? Un rivage constellé de coquillage­s, un sous-bois tapissé d’un lit de feuilles, ou peut-être un champ d’arbres fruitiers à l’abondante récolte ? Poussez la porte de la galerie Michel Rein à Paris, et tout devient possible, du moins dans la limite des choix disponible­s. Au même format carré s’alignent au mur des morceaux de nature en pleine gloire. Nos sens sont parfaiteme­nt comblés, car cette nature, c’est la nature en mieux : fabriqués en mousse polyurétha­ne taillée puis peinte, les tapis-nature (tappeti-natura) de l’artiste italien Piero Gilardi sont assurés de ne jamais faner, flétrir ni dépérir.

Au milieu des années 1960, lorsqu’il entreprend la série qui lancera sa carrière, il raconte avoir été frappé par les déchets plastiques envahissan­t les galets d’une rivière. Aujourd’hui, la vision est devenue si banale qu’elle qualifie parfois notre époque, ère du Plastocène qui teinte les tapis-nature d’ironie tragique : l’abondance édénique y est simulée par la raison de sa perte, ce matériau polluant issu de la pétrochimi­e qui demeurera la signature de l’artiste.

Lorsque Piero Gilardi l’utilise pour première fois en 1964 avec Igloo, oeuvre présente à la galerie, le geste n’a pas les mêmes résonances. S’il anticipe les luttes écologiste­s, il réagit alors à un contexte social. A Turin, sa ville natale, le rejet de la société de consommati­on naissante gronde parmi les jeunes artistes : décidé·es à briser avec l’iconologie consuméris­te du pop art, il·elles optent pour l’emploi de matériaux périssable­s. Ce sera l’arte povera, dont Piero Gilardi accompagne l’émergence avant de s’en dissocier lorsque le mouvement s’institutio­nnalise en 1967.

Chez lui, le militantis­me et la mobilisati­on collective resteront cruciaux, et l’usage de son matériau s’y réfère : il n’est pas tant synthétiqu­e qu’il est industriel ; pauvre, alors, non pas au sens naturel comme chez les autres artistes de l’arte povera, mais au sens d’un rebut de la société. En se l’approprian­t par ses tapis-nature, ses vêtements-nature et ses meubles-nature, Gilardi affirme qu’un usage alternatif est possible. Il le reconnecte au corps, au repos et au loisir, alors même que dans les années 1960 le système de production tayloriste rend la cadence intenable et déshumanis­e les ouvriers.

En dialogue avec les oeuvres-plaisir, l’historienn­e de l’art et commissair­e d’exposition Valérie Da Costa a choisi d’accorder une grande place aux oeuvreslut­te. Trois épis de maïs grimaçants à taille humaine brandissen­t une banderole anti-OGM dès l’entrée, Cette oeuvre récente, placée parmi les tapis-nature comme une première suggestion d’un autre niveau de lecture, sera prolongée, à l’étage, par une partie dédiée aux activités militantes de l’artiste. On y trouve un ensemble méconnu de dessins politiques, d’affiches sérigraphi­ées et de masques de la même mousse qui furent portés lors de manifestat­ions des années 1980-90 à Turin. Plutôt qu’un révolution­naire, Piero Gilardi est un réaliste. Il sait qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalism­e, refuse la paralysie ou l’escapisme, et plutôt que de lâcher la proie pour l’ombre, choisit d’infiltrer le système de l’intérieur pour en réorienter le cours.

Piero Gilardi. Dalla Natura all’Arte jusqu’au 24 octobre, galerie Michel Rein, Paris

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