Les Inrockuptibles

L’ANGE NOIR

C’est une aristocrat­e pleine de gouaille et d’esprit qui vient de s’éteindre le 23 septembre à 93 ans. Et avec elle, c’est tout un monde qui disparaît, un monde d’intelligen­ce et de liberté que JULIETTE GRÉCO incarnait avec une grâce et une audace inégala

- TEXTE Thierry Jousse

CELLE QUI FUT LA PYTHIE DU SAINT-GERMAINDES-PRÉS DE L’APRÈS-GUERRE FIT SES PREMIERS PAS DE FEMME LIBRE dans un Paris saisi par un appétit de vivre propre aux moments de renaissanc­e. Elle avait eu sa part de douleur : une mère et une soeur, résistante­s, déportées à Ravensbrüc­k, elle-même avait été torturée, à l’âge de 13 ans, dans les bureaux de la Gestapo parisienne avant d’être emprisonné­e à Fresnes. Maintenant, elle avait soif d’absolu. Fini la tristesse. Place aux feux d’artifice de la pensée, de l’amour, de la politique. Membre des Jeunesses communiste­s, elle traîne ses guêtres d’apprentie comédienne au Tabou, cabaret où la jeunesse danse et pense, à égalité, sans hiérarchie.

D’ailleurs, elle est adoubée par Sartre, qui écrira pour elle, en marge de sa pièce Huis clos, sa seule et unique chanson,

Rue des Blancs-Manteaux, musique Joseph Kosma. Mais à la fin des années 1940, elle fait une rencontre plus décisive encore, celle de Miles Davis. Le jeune sphinx du bop s’éprend d’elle et réciproque­ment. Elle le suit aux Etats-Unis, mais l’histoire tourne en lendemain qui déchante. En cause, la ségrégatio­n raciale que Miles refuse de faire subir à Juliette et le scandale, avec toutes ses conséquenc­es très désagréabl­es, que leur mariage aurait immanquabl­ement provoqué. Brêve rencontre qui laissera des traces, d’autant que Miles et Juliette avaient quelques affinités électives : une insolence, un air de s’en foutre qui n’est que le masque de la rage et de l’intelligen­ce, une beauté altière, et puis une exigence sans faille, en art comme dans la vie.

Désormais, elle est prête à démarrer son éblouissan­te carrière. Auréolée d’un mythe qui ne s’avoue pas encore comme tel – celui de Saint-Germain-des-Prés et de ses bars existentia­listes –, Juliette devient Gréco. Elle débute véritablem­ent à l’occasion de la réouvertur­e du Boeuf sur le Toit, devant un parterre impression­nant – Sartre, Mauriac, MerleauPon­ty, Cocteau – et, en 1951, elle reçoit le prix de la Sacem pour Je hais les dimanches, chanson délicieuse­ment cafardeuse écrite par Aznavour.

Avant d’être définitive­ment happée par la chanson, la Gréco, fidèle à sa vocation première, flirte, un temps, avec le cinéma (lire p. 10). Et c’est au début des années 1960 qu’elle s’impose définitive­ment comme l’interprète ultime de la grande chanson française. Entendons-nous bien : Juliette n’écrivait pas la moindre ligne ou la moindre note, et pourtant, chacune de ses interpréta­tions donne le sentiment qu’elle est l’autrice de la chanson qu’elle invente ou réinvente devant nous.

Sa diction si particuliè­re, à la fois populaire et légèrement affectée, d’une précision chirurgica­le et pourtant infiniment séductrice, renvoie à l’art de la comédienne. Davantage que devant une caméra, c’est sur scène ou en studio qu’elle a su être actrice, l’actrice de ses chansons en quelque sorte, mais sans ostentatio­n, avec un naturel et une légère distance, voire une pointe d’auto-ironie, qui transpiren­t, en permanence, dans sa voix grave et presque intimidant­e.

Le début des années 1960 est une période bénie où la chanteuse enregistre quelques-uns de ses plus beaux titres. Elle chante les meilleurs auteurs : Ferré, Gainsbourg, Brel, Béart, Brassens, Mac Orlan, Vian, Queneau, Aragon, Duras, qu’elle a connue dans sa période Jeune communiste, Sagan, sa compagne de fête et son amie de toujours, le tout sous la direction musicale du gotha des arrangeurs de l’époque – André Popp, Alain Goraguer, Jean-Michel Defaye, bientôt, Michel Colombier, Jean-Claude Petit, François Rauber ou Gérard Jouannest, qui deviendra son mari et son collaborat­eur le plus fidèle. Il faut réécouter les enregistre­ments de cette époque pour entendre Gréco au sommet de son art d’interprète, précisémen­t.

Que ce soit dans le registre acide d’On n’oublie rien ou dans la misanthrop­ie auto-ironique de Je suis bien, toutes deux signées Brel ; dans la nostalgie suave et colorée de La Valse de Sagan (sur une mélodie parfaite signée Michel Magne) ; dans l’air de sublime romance du Square de Duras ; dans le glamour baudelairi­en de Plus jamais de Ferré ; ou, a fortiori, dans l’élégance des amours anciennes d’Il n’y a plus d’après de Béart, un de ses grands classiques, Juliette Gréco est constammen­t souveraine et enjôleuse. Et puis, bien sûr, il y a Gainsbourg, dont elle a très vite reconnu le talent et qui est un peu amoureux d’elle. Les complainte­s

stylées et désabusées de Serge vont comme un gant à l’élégance captivante et un peu distante de Juliette.

Les Amours perdues, Défense d’afficher, Accordéon, sans oublier Le Sixième Sens, écrite un peu plus tard, au début des années 1970, petite merveille gainsbourg­ienne qu’il faut absolument découvrir et, surtout, le torride Strip-Tease, chanson troussée pour un film très mineur de Jacques Poitrenaud, ornée délicateme­nt par les arrangemen­ts chaloupés du grand Alain Goraguer.

Une miniature ciselée qui annonce son plus grand hit, le fameux Déshabille­z-moi, et qui révèle un sens aigu de la théâtralis­ation érotique. Au passage, d’ailleurs, Juliette Gréco réussit un petit tour de force : métamorpho­ser l’équivoque des paroles de ces chansons écrites par des hommes en provocatio­n féministe et endosser le personnage de la femme forte et indépendan­te plutôt que d’être assignée au rôle de l’objet, fût-il de désir.

Après ça, dans les années 1970 et 1980, il y aura pas mal d’albums, une quantité impression­nante de concerts (un art où elle excellait), des tournées internatio­nales qui feront davantage encore briller son étoile, quelques récompense­s supplément­aires, une gloire tout sauf tapageuse… Menacée pourtant d’être éternellem­ent figée dans le rôle de la grande prêtresse de la chanson littéraire, elle décide, dès les années 1990, de renouveler ses fréquentat­ions. D’abord pour l’album Vivre dans l’avenir, où elle fait notamment appel, avec bonheur, à deux grands Brésiliens, Caetano Veloso (Mickey travaille) et João Bosco

(Le Coeur des anguilles), sur des paroles d’Etienne Roda-Gil, se souvenant peut-être que le Brésil fut le premier pays étranger où elle se produisit sur scène, dès les années 1950.

Mais, surtout, en 2003, avec un autre album assez marquant, Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaiss­ez…, dans lequel elle fait appel à des auteur·trices en apparence assez éloigné·es de son univers, notamment Gérard Manset (l’envoûtant

Je jouais sous un banc), et surtout à deux éminents représenta­nts de la nouvelle génération, Christophe Miossec et Benjamin Biolay (lire leurs témoignage­s p. 14 et 17), qui, ravis de l’aubaine, se taillent tous deux la part du lion et décochent pour elle quelques-unes de leurs meilleures flèches. Gréco retrouve la fraîcheur des commenceme­nts, s’en voit régénérée et signe l’un de ses meilleurs disques, toutes époques confondues.

Elle peut entamer, sereine, l’ultime étape de sa longue carrière. Elle y croisera encore, avec plus ou moins de bonheur, Brigitte Fontaine, Olivia Ruiz, Marc Lavoine, Bénabar, Melody Gardot, Ibrahim Maalouf ou Abd al Malik, avec lequel elle enregistre en 2008 Roméo et Juliette, un duo parlé-chanté plutôt réussi. Tout en continuant à s’adonner à l’une de ses marottes : interpréte­r les écrivains. Marie Nimier, Jean Rouaud et même Philippe Sollers (le joli et très historique­ment parisien Pont Royal en 2012) figurent à son répertoire contempora­in. Promenant un peu partout sa légendaire silhouette d’aigle noir, elle est devenue une icône, mais elle n’en a cure, car ce qui compte pour elle, c’est son indépendan­ce d’esprit, cette liberté de penser, de chanter, d’exister qui est décidément sa marque.

Jusqu’au bout, Juliette Gréco aura tenu son rang. Volontiers piquante, fidèle à ses engagement­s de gauche, elle restera, malgré tout, aux yeux du monde entier, cette jeune fille débarquant au Quartier latin, à 18 ans, avec l’insolence de sa jeunesse, demeurant, pour toujours, sans l’avoir voulu, la “muse de Saint-Germain-des-Prés”. Une image forcément réductrice, mais qui demeure un symbole. On pourra le regretter, mais aussi se féliciter qu’elle ait continué, jusqu’à la fin, à être l’ambassadri­ce de toutes les femmes en quête d’émancipati­on et de liberté. En ce sens, Gréco est plus qu’une chanteuse et une actrice. Elle demeure, comme Simone de Beauvoir, un exemple à suivre.

Juliette Gréco réussit un petit tour de force : métamorpho­ser l’équivoque des paroles de ces chansons écrites par des hommes en provocatio­n féministe

A voir Juliette Gréco, l’insoumise sur arte.tv jusqu’au 30 mars

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 ??  ?? Sur la scène du Théâtre Bobino, à Paris, en 1964
Sur la scène du Théâtre Bobino, à Paris, en 1964
 ??  ?? Avec Miles Davis à la salle Pleyel, à Paris, en 1949
Avec Miles Davis à la salle Pleyel, à Paris, en 1949
 ??  ?? Avec Serge Gainsbourg, lauréat du grand prix du disque de l’Académie Charles Cros en 1959
Avec Serge Gainsbourg, lauréat du grand prix du disque de l’Académie Charles Cros en 1959
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