Les Inrockuptibles

L’été indien du film indé

- Bruno Deruisseau

Gagnant insoupçonn­é du Covid, le cinéma d’auteur ? L’absence de grosses production­s lui a ouvert les portes des multiplexe­s et permis de toucher un plus large public. Sans pour autant représente­r une planche de salut pour les salles art et essai.

SOUVENONS-NOUS : ÉTÉ 2019, LE CINÉMA FRANÇAIS SE DÉCHIRAIT AUTOUR DE LA NOMINATION de Dominique Boutonnat, auteur d’un rapport controvers­é sur la rentabilit­é des films français. L’actuel directeur du Centre national du cinéma y pointait notamment un nombre de films français jugé selon lui trop important, faisant des production­s à moins de 50 000 entrées, autrement dit les films d’auteur, les moins calibrés pour le marché, les maillons faibles de l’industrie. Plus d’un an plus tard, on peut dire qu’un extraordin­aire concours de circonstan­ces épidémique­s lui a donné tort, et pas qu’un peu. Depuis la réouvertur­e des salles, c’est le cinéma d’auteur français qui a permis à tout un secteur de ne pas sombrer ; c’est la diversité de l’offre de films hexagonaux qui a permis à la fréquentat­ion de se maintenir beaucoup mieux que dans tous les autres pays du monde.

Après un mois de juillet à -74 % de fréquentat­ion par rapport à la même période l’année précédente, la situation s’est déjà améliorée en août avec -58 % d’entrées en regard à 2019, et surtout une hausse de la part du cinéma français (+13 %). Cette tendance devrait se poursuivre selon Xavier Lardoux, directeur du cinéma au CNC : “Nous devrions être tout juste à -50 % en septembre par rapport à l’année dernière. Et le mois d’octobre s’annonce encore meilleur avec une offre de films, notamment français, à fort potentiel.” Après le passage du wagon de tête Tenet (2 millions d’entrées à ce jour) et le tir des dernières cartouches de cinéma grand public (Scooby, Tout simplement noir, Divorce club, Les Blagues

de Toto), c’est bien le cinéma d’auteur français qui a permis au secteur de limiter la casse, en garantissa­nt une offre et une diversité mises en péril par la quasi-absence de films américains. De fait, les films d’auteur français se sont retrouvés avec un boulevard devant eux, voyant souvent leur nombre de copies en salle doublé par rapport au plan de sortie prévu dans le monde pré-Covid. Les multiplexe­s se sont mis à diffuser les films d’auteur les plus pointus comme Eva en août, Adolescent­es et L’Infirmière, qui ont respective­ment atteint les scores très honorables de 38 000, 62 000 et

75 000 spectateur·trices, scores qu’ils n’auraient sans doute pas atteints dans un contexte normal.

Même chose pour les plus gros poissons du cinéma d’auteur. Et notamment les succès majeurs de cette rentrée : Effacer l’historique et son demimillio­n d’entrées, et Antoinette dans les Cévennes. “Honnêtemen­t, on pensait faire entre 300 000 et 400 000 entrées avec Antoinette. Mais là, comme l’offre est très faible, on est déjà à 360 000 en deux semaines et on va sans doute atteindre les

600 000 entrées. C’est inespéré”, se réjouit Didier Lacourt, directeur de la distributi­on chez Diaphana. Le principal concurrent du film, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, est lui aussi à la fête. Après un démarrage timide, le film a réalisé une meilleure seconde semaine et totalise aujourd’hui 153 000 entrées. Pour Eric Lagesse, président-directeur général de Pyramide Distributi­on, ce succès se justifie aussi par le soutien de la presse : “Les gens qui reviennent au cinéma, ce sont les vrais cinéphiles, ceux qui lisent la presse. Dans le contexte actuel, avoir une bonne presse pour sortir un film est vraiment essentiel. Il y a aussi un autre facteur, qui explique qu’on soit passé de 294 copies en première semaine à 560 en seconde : la fin de l’été indien et une météo pluvieuse, et surtout le manque de diversité. Dans le contexte actuel, le film d’Emmanuel Mouret devient presque un blockbuste­r. Et les films restent aussi plus longtemps à l’affiche, le bouche-àoreille peut jouer un rôle plus important. Le marché s’est reconfigur­é.”

Faute de concurrenc­e, les films d’auteur français ont ainsi réalisé des entrées soit légèrement en deçà de ce qu’ils auraient pu espérer en temps normal, soit égales, soit plus importante­s. De quoi voir la vie en rose ? Pas vraiment, car sur l’ensemble du marché, la fréquentat­ion a tout de même baissé de plus de moitié. Eric Lagesse poursuit : “C’est une aubaine pour nous, distribute­urs, à court terme, mais à long terme cela risque de faire couler les exploitant­s et nous avec. Ce succès des films d’auteur français est l’arbre qui cache la forêt.” Stéphane Libs, directeur des cinémas Star à Strasbourg, dresse le même constat : “Ce qu’il y a de positif, c’est que l’offre art et essai est la seule à s’être vraiment maintenue et qu’avec le port obligatoir­e du masque, la salle est aujourd’hui perçue comme un lieu plutôt safe. Cela explique que nous ayons limité la baisse de la fréquentat­ion dans nos salles. Mais les multiplexe­s se sont mis à montrer des films d’auteur que nous étions normalemen­t les seuls à programmer. L’enveloppe du cinéma d’auteur est restée relativeme­nt stable mais nous sommes plus nombreux à se la partager.” Un sentiment similaire du côté du Méliès de Saint-Etienne. Son directeur, Sylvain Pichon, nous confie : “C’est toute la chaîne du financemen­t du cinéma français qui est brisée par l’absence de gros films américains. Le grand public n’est pas encore revenu dans les salles. Si le marché ne se rééquilibr­e pas rapidement, ou si nous ne sommes pas aidés financière­ment, il est certain que de nombreuses salles fermeront au premier trimestre de l’année prochaine.”

Après un mois de septembre où le cinéma d’auteur français s’est retrouvé bien seul pour défendre la salle de cinéma, le marché devrait se rééquilibr­er en octobre avec des films plus grand public : Les Trolls 2, le thriller US The Good Criminal, Adieu les cons d’Albert Dupontel avec Virginie Efira, le film coréen hyper-buzzé Peninsula, ADN, le nouveau Maïwenn, et surtout le nouveau James Bond début novembre, Mourir peut attendre – titre évocateur, tant il devrait prolonger la survie d’un secteur en danger.

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 ??  ?? Corinne Masiero et Blanche Gardin dans Effacer l’historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine
Corinne Masiero et Blanche Gardin dans Effacer l’historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine
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Laure Calamy dans Antoinette dans les Cévennes de Caroline Vignal

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