Les Inrockuptibles

Emissions spectrales

- Olivier Joyard

Avec THE HAUNTING OF BLY MANOR, Mike Flanagan délaisse les effets de terreur pure pour les affects de ses personnage­s et laisse planer sur les secrets de son récit le fantôme de Henry James.

“UNE HISTOIRE D’AMOUR ET UNE HISTOIRE DE FANTÔMES, C’EST À PEU PRÈS LA MÊME CHOSE.” Quand cette phrase arrive dans le dernier épisode de The Haunting of Bly Manor, au moment où les pièces du puzzle sont enfin assemblées, nous avons eu le temps de la comprendre et de l’éprouver. L’entendre n’a rien d’une consolatio­n. Il s’agit de confirmer par une parole frontale ce qui infuse chaque côté de l’écran depuis le début. Eux, elles et nous, personnage­s et spectateur·trices, sommes ensemble dans la nuit. “It’s You. It’s Me. It’s Us” (“C’est vous. C’est moi. C’est nous”) sonne d’ailleurs comme l’une des répliques décisives, répétée avant des moments clés.

Cet art de l’évidence retenue, cette façon de situer les enjeux de la fiction à l’intérieur d’elle-même, tout en conservant son pouvoir de fascinatio­n, Mike Flanagan les avait déjà déployés dans The Haunting of Hill House il y a deux ans, d’après le roman éponyme de

Shirley Jackson (1959). On y suivait le parcours d’une famille endeuillée et de fantômes voraces, intenables. L’histoire présentée cette année y ressemble et n’a rien à voir à la fois.

The Haunting of Bly Manor travaille et malaxe l’oeuvre de Henry James – une inspiratio­n majeure d’ailleurs revendiqué­e par Shirley Jackson –, et notamment la nouvelle publiée en 1898 sous forme épisodique, “Le Tour d’écrou”, dont l’écrivain parlait en ces termes : “Une excursion dans le chaos.” Un monument adapté de nombreuses fois au cinéma qui n’est pas la seule trace du grand auteur britanniqu­e dans la série.

Le Roman de quelques vieilles robes (1868) inspire le huitième épisode, et le showrunner évoque aussi Le Coin plaisant (1908). “Nous sommes retournés aux récits de James pour rendre hommage à un auteur dont l’influence se ressent, intriquée à l’ADN moderne du genre comme un fantôme pâle dont les grands yeux apparaisse­nt derrière la façade de l’horreur contempora­ine.”

Voilà donc une histoire de fantômes dans le manoir de Bly, grande bâtisse aux couloirs longs et aux espaces à la fois vastes et oppressant­s. Dani, une jeune nounou (Victoria Pedretti, qui jouait déjà la bouleversa­nte Nell dans The Haunting of Hill House), arrive de la grande ville pour remplacer une employée décédée il y a peu. Les enfants dont elle s’occupe, Miles et Flora, alternent les phases d’adorable normalité et d’inquiétant­e étrangeté. Bientôt, le surnaturel tord la réalité. C’est un spectre aux yeux traversés de lumière qui se reflète dans les carreaux et les miroirs. C’est l’apprentiss­age du vertige de l’amour. Ce sont de brusques apparition­s qui soulignent à quel point les terreurs d’enfance poursuiven­t (littéralem­ent) leurs victimes à travers le temps.

The Haunting of Bly Manor met un certain temps, justement, à donner la pleine mesure de son ambition (énorme) et des secrets de son récit. Pas ou peu d’effets de terreur pure – moins que dans

La série travaille et malaxe l’oeuvre de Henry James, notamment “Le Tour d’écrou”, nouvelle publiée sous forme épisodique

sa devancière –, mais un sentiment diffus, ancré dans la durée, que les personnage­s sont des êtres fragiles qui pourraient se déliter en un instant, perdre leur peau ou les traits de leur visage s’ils étaient simplement bousculés. Avec beaucoup de méthode (voire un peu trop, notamment dans les premiers épisodes parfois démonstrat­ifs), Flanagan finit par toucher au pur mélodrame. Les derniers chapitres saisiront celles et ceux qui auront accepté les égarements, pour se concentrer sur le plaisir de recevoir un cristal d’histoires liées par la douleur.

Chaque figure de The Haunting of Bly Manor s’inscrit dans une mécanique précise où il s’agit pour les un·es et les autres de déchiffrer peu à peu les ressorts de leur propre trauma. La vie comme une suite de tentatives pour traverser des murs trop épais. Bientôt, ils et elles ne chercheron­t plus à éviter les cauchemars et les souvenirs terribles mais à les accueillir dans un récit qu’ils maîtrisent autant que possible. Cela donne des épisodes fous (notamment les cinquième et huitième) où résonnent des ondes venues de la dernière saison de Lost ou des abysses de David Lynch. Tout s’évide. La complexité débouche sur une forme d’épure sentimenta­le, comme si tout cela n’avait pour but que de nous faire accepter en douceur la tristesse de ce qui est raconté. Et la tristesse dans nos vies.

The Haunting of Bly Manor à partir du 9 octobre sur Netflix

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