Les Inrockuptibles

Fédération de douleurs

- Mathieu Dejean

Les cinq manifestan­ts qui ont eu une main arrachée pendant la mobilisati­on des Gilets jaunes témoignent dans un RÉCIT CHORAL aussi éprouvant que nécessaire.

ILS S’APPELLENT GABRIEL, SÉBASTIEN, ANTOINE, Frédéric et Ayhan, et ont entre 22 et 53 ans. Les 24 novembre, 1er décembre, 8 décembre 2018 et le 9 février 2019, respective­ment pendant les actes II, III, IV et XIII, à Paris, Bordeaux et Tours, ils ont eu la main arrachée par une grenade de désencercl­ement – la fameuse GLI-F4, qui a tué Rémi Fraisse en 2015 à Sivens –, alors qu’ils manifestai­ent avec les Gilets jaunes. Ces jours-là, leur vie a basculé : “En deux secondes, j’ai revu mes enfants, j’ai revu mon métier. Tout est passé dans ma tête. J’ai compris que tout était foutu.” Parce qu’ils défilaient dans la rue pour une vie plus digne, une partie de leur corps a été anéantie.

On a raison de se féliciter de l’acceptatio­n des mots “violences policières” dans l’espace médiatique et (en partie seulement) dans l’espace politique. Il en faudra cependant davantage pour panser ces plaies, pour formaliser ce qui semblait impensable “dans un état de droit” (pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron, pour qui l’inconcevab­le est de nommer ces violences), et pour agripper ce réel tellement choquant qu’il se dérobe à nous. Pour combler ce vide, l’écrivaine Sophie Divry a réalisé des entretiens avec les cinq mutilés de la main. Ce sont leurs mots, leurs phrases qui s’entremêlen­t dans Cinq Mains coupées pour former un choeur, comme une fédération des douleurs. A la première personne, indistinct­ement, ils racontent, tissent un récit savamment orchestré de leurs vies en lambeaux.

On revit avec eux le jour J, l’instant T, l’incompréhe­nsion consécutiv­e à l’explosion, les opérations chirurgica­les – parfois plus d’une dizaine – pour sauver ce qui peut l’être, l’enquête de l’IGPN sous morphine (“Je n’avais même pas d’avocat quand ils m’ont auditionné, je prenais dix-huit cachets par jour, j’étais à moitié endormi”), les refus des mutuelles de couvrir les frais de leur accident parce qu’ils étaient dans “un mouvement populaire”, et leur propre investigat­ion : “A partir du moment où je me réveille dans ma chambre amputé d’une main, je commence à m’informer. Je suis en colère (…) J’apprends l’existence des grenades GLI-F4, j’apprends qu’elles sont chargées de TNT, que la GLI-F4 elle est grise avec un capuchon rouge, la lacrymo est grise avec un bandeau rouge… Autant dire que pour les distinguer, c’était pas évident.”

Dans sa postface, Sophie Divry rappelle que cette grenade est classée comme “arme de guerre” par la sécurité intérieure et qu’aucun pays européen n’en use contre sa propre population. En France, les CRS ont eu ordre de l’utiliser “jusqu’à épuisement des stocks”. Comment s’étonner, alors, que ce soit la confiance des citoyen·nes qui s’épuise ? Non contents d’avoir perdu la main, les mutilés ont été éloignés des médias, soupçonnés par la police (qui souvent portait plainte contre eux pour agression), ou encore accusés indûment d’appartenir aux “black blocs”. Cet état de dérélictio­n, et la dichotomie qui en découle entre eux et ceux qui nous gouvernent, porte en lui des ferments volcanique­s : “Avant, ça me faisait rien de voir un flic, j’avais rien à me reprocher. Maintenant, c’est étrange, c’est de la peur, et c’est de la méfiance aussi. J’ai perdu confiance, et je pense que jamais ça ne reviendra.”

Cinq Mains coupées de Sophie Divry (Seuil), 128 p., 14 €

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En février 2019, à Paris, lors d’un rassemblem­ent de Gilets jaunes
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