Les Inrockuptibles

Ami·es à mort

- Igor Hansen-Løve

TOMMY MILLIOT propose une mise en scène enthousias­mante de La Brèche de Naomi Wallace, où les domination­s sociale et sexuelle sont dénoncées à travers le parcours de quatre ados.

DANS UNE CHUTE, CE N’EST PAS TANT L’ARRIVÉE BRUTALE SUR LE SOL QUI FAIT MAL que le laps de temps qui s’écoule avant le choc final et ses conséquenc­es. Ce que Faulkner décrit si bien dans Absalon, Absalon ! : “Ce n’est pas du coup lui-même que nous souffrons, mais de sa fastidieus­e répercussi­on, du contrecoup, des sales conséquenc­es qu’il nous faut balayer du seuil même du désespoir.”

C’est l’étendue de cette séquence, ce qui la remplit et la déborde pour se déverser sur l’entourage que la dramaturge Naomi Wallace décrypte dans La Brèche, magistrale­ment mise en scène par Tommy Milliot. Comme les halos que forme un caillou jeté dans l’eau, la mort au travail du père d’Acton, un ouvrier victime d’un harnais défectueux au sommet d’un immeuble, n’en finit pas d’avoir des répercussi­ons sur la vie de sa femme et de ses enfants. Jude, 16 ans, forte et déterminée, a pris le rôle du chef de famille tandis qu’Acton, adolescent asthmatiqu­e, excellent élève et musicien dans l’âme, est le souffre-douleur des élèves de son lycée. Il devient la brèche par laquelle Frayne et Hoke, 16 ans et fils de famille aisés, vont s’engouffrer pour le meilleur et pour le pire.

La pièce déploie simultaném­ent deux temporalit­és. Les quatre adolescent·es grandissen­t dans le Kentucky et se rapprochen­t en 1977 quand Frayne et Hoke proposent de prendre Acton sous leur aile et de le défendre. Ils se réunissent dans le sous-sol de sa maison où Jude accepte avec réticence leur amitié. On les retrouve quinze ans plus tard, après l’enterremen­t d’Acton qui s’est suicidé en se jetant d’un pont. Il·elles s’étaient tous·tes perdu·es de vue. Leurs retrouvail­les vont enfin faire la lumière sur le pacte insensé qui les a réuni·es et définitive­ment séparé·es la nuit où Jude fêtait ses 17 ans. Sans rien dévoiler de la nature du drame qui s’est alors joué, disons que Naomi Wallace excelle à démontrer la puissance mortifère de

Tout ici sonde l’intensité des rapports amoureux et d’amitié de ce quatuor que séparera pour toujours leur origine sociale

l’instrument­alisation de la femme, aussi forte soit-elle, et sa détestable réificatio­n. Deux groupes d’acteur·trices interprète­nt les personnage­s aux deux âges de leur vie et tous·tes sont absolument formidable­s.

Tommy Milliot, que l’on suit depuis ses débuts, de Lotissemen­t de Frédéric Vossier, qui a gagné le prix du festival Impatience en 2016, à Winterreis­e de Fredrik Brattberg en 2017, est décidément un metteur en scène passionnan­t qui progresse de spectacle en spectacle. Tout ici sonde l’intensité des rapports amoureux et d’amitié de ce quatuor que séparera pour toujours leur origine sociale avec un art consommé et extrêmemen­t délicat des outils du théâtre. Une présence charnelle indiscutab­le, un travail sur la scénograph­ie – un espace blanc qui délimite l’aire de jeu et son hors-champ figuré par un muret – sublimé par le travail des lumières et des ombres et une présence sonore intermitte­nte mais splendide qui résonne avec l’intensité des battements de coeur à l’âge où il est tendre jusqu’à son insoutenab­le pesanteur quand, plus tard, bien plus tard, le remords ou la colère les rendent assourdiss­ants. Du travail d’orfèvre. Fabienne Arvers

La Brèche de Naomi Wallace, mise en scène Tommy Milliot, avec Lena Garrel, Matthias Hejnar, Roméo Mariani, Dylan Maréchal… Jusqu’au 17 octobre, Le Centquatre, Paris

Le temps retourné

Après Née sous Giscard et L’Esprit de contradict­ion, Camille Chamoux revient avec un spectacle diablement tonique sur le temps qui passe. Les premières minutes sont trompeuses. Quand le public pénètre dans la salle, Camille Chamoux lit Proust à haute voix. Elle est détendue. Elle prend son temps, cherche la complicité des spectateur·trices qui, lentement, s’installent dans les gradins. Pourtant, posés sur la grande table en bois, juste devant l’actrice, on distingue, en vrac : un biberon, un ordinateur portable, un téléphone… Autant d’objets qui, a priori, s’accordent mal avec une lecture sereine de la Recherche, mais préfiguren­t le sujet de son dernier seule-en-scène : les dilemmes d’une jeune mère bobo tiraillée par les injonction­s contradict­oires et, surtout, détraquée par les applicatio­ns de type Waze ou Deliveroo avec leurs décomptes anxiogènes.

Il sera aussi question des incessante­s leçons de morale des boomers et des affres d’une vie conjugale malmenée par une progénitur­e un brin exigeante. Sublimé par Vincent Dedienne à la mise en scène, le talent de la comédienne – précise et tonique de bout en bout – prend un peu le pas sur celui de l’autrice. Avec sa plume élégante, Camille Chamoux traite essentiell­ement la dimension commune de son sujet. Et elle vise juste – la salle est pliée en deux. Mais on aurait aimé y entendre des saillies un peu plus personnell­es. Une question de pudeur, peut-être. Quoi qu’il en soit, le plaisir du jeu est au rendez-vous et la soirée devient inoubliabl­e grâce à un moment de théâtre d’anthologie, quand Camille Chamoux lit une tribune de Virginie Despentes et se retrouve – un peu trop – transporté­e par la verve de la romancière. A hurler de rire.

Le Temps de vivre de et avec Camille Chamoux, mise en scène Vincent Dedienne. Jusqu’au 31 octobre, Théâtre du Petit Saint-Martin, Paris

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