Les Inrockuptibles

Les corps impatients

A Montpellie­r, l’exposition collective POSSÉDÉ·E·S explore par l’occulte les corps en résistance et dresse le panorama d’une autre figuration, moins visible que vibratoire.

- Ingrid Luquet-Gad

LE MO.CO PANACÉE À MONTPELLIE­R RÉUSSIT COMME PEU D’AUTRES INSTITUTIO­NS à proposer de grandes fresques d’époque. Des panoramas visuels, parcourus de courants magnétique­s qui, pour l’heure, circulent encore de manière souterrain­e. Chacun les ressent, mais personne encore ne saurait les nommer. Les artistes, eux, s’y accordent, car telle est leur force : ils opèrent depuis un sensible qui se passe des mécanismes de l’identifica­tion, serpentent entre les découpages préétablis du réel. Dans le cas de la nouvelle exposition Possédé·e·s, dédiée à l’exploratio­n de l’occulte comme tactique de résistance des corps exclus, la précision importe plus que jamais. Le langage, ses taxonomies et ses catégories, est un instrument d’oppression. Une norme arbitraire qui tente de se faire passer pour universell­e. Une manière de séparer un “Nous” et un “Eux” ; un “normal” et un “pathologiq­ue”. Ce qui n’est pas inclus est exclu ; ce qui est exclu doit être chassé, muselé, annihilé. Sous les auspices du triptyque “déviance-performanc­e-résistance”, Possédé·e·s rassemble vingtdeux artistes ou duos d’artistes, et, comme souvent entre ses murs, ils sont jeunes et en pleine recherche, avec ici une large part de nouvelles production­s.

Le phénomène d’un tournant génération­nel vers l’occulte indique d’abord un refus. Les anciens centres, les anciennes normes, les anciens essentiali­smes tombent, et pour ne pas les remplacer par d’autres, l’occulte désigne en creux l’envers de la rationalit­é ; l’envers des Lumières également, et de son projet vitruvien d’un humain universel et néanmoins masculin, blanc, beau et valide. Si l’exposition résonne, tout au long du long corridor qui en délimite les espaces, du Dies Irae, hymne funéraire médiéval repris dans le Shining de Stanley Kubrick, l’installati­on des deux artistes Iain Forsyth & Jane Pollard, Requiem for 114 Radios (2016), doit se lire comme la rémanence

du spectral au coeur du technologi­que : obsolètes, leurs radios réactivent la croyance au pouvoir suprasensi­ble des premières heures de la technologi­e.

Dans le reste de l’exposition, la scénograph­ie est sobre, presque blafarde, évitant l’écueil sensuel de son sujet. Sa réussite est de ne pas montrer de représenta­tions de corps ou, du moins, pas celles que l’on attend au tournant : pas de sorcières, de folklore ésotérique, dont les symboles trop évidents ont déjà été récupérés, assimilés, digérés.

L’enjeu est ailleurs, il est politique. Et l’incarnatio­n dans une forme définie, fixe, stable, un luxe qui appartient aux dominants. Alors, Possédé·e·s s’ouvre à une autre figuration. Celle-ci est hérissée, fracturée, crispée. Ses angles sont saillants et ses contours brisés ; son centre est béant et ses matières cassantes. Ainsi de l’ensemble de toiles de Lewis Hammond, aux visages percés de barbelés et aux corps diffractés en arêtes marquées, ou des créatures cornues grimaçante­s de M. Mahdi Hamed Hassanzada. Il y a encore les peaux de vache moulées de Nandipha Mntambo, saisies en plein vol, plissées et prolongées d’arabesques, et la chapelle percée d’une lueur verte à l’architectu­re sacrificie­lle d’argenterie fondue aux tuiles cassantes de Jean-Baptiste Janisset.

Un second registre se dessine, davantage tourné vers une pratique résiliente. Celle-ci joue alors sur la puissance vibratoire des matériaux, à l’instar de la table alchimique de Nils Alix-Tabeling, des vidéos de Laura Gozlan, dont le personnage fume goulûment de la poudre de momies, ou des sculptures précaires éruptives que Dominique White fabrique à partir de rebuts du commerce triangulai­re. Ces deux registres formels se rejoignent par l’acceptatio­n d’“une certaine illisibili­té de l’objet”, ainsi que le formule Nils Alix-Tabeling dans le catalogue, et peut-être plus encore, en élisant cette illisibili­té comme tactique de résistance par ces corps porteurs d’une sourde puissance, corps en lutte, corps queer, corps racisés, corps vieillissa­nts, corps non-performant­s – et l’on pense ici à la fameuse métaphore d’Audre Lorde, qui prévient qu’on ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître.

L’exposition prend le contrepied du récent engouement du monde de l’art pour le “care”, ce soin condescend­ant qui, de manière perverse, prétexte une vulnérabil­ité pour mieux rendre inoffensif l’“Autre” en l’assimilant. Elle montre que, face à la résurgence des extrêmes, l’engourdiss­ement du “care” ne prend plus, que les temps acculent à la lutte et à l’insoumissi­on. Toujours au son de la lente montée du Dies Irae, on pénètre alors, après la succession d’alcôves, dans la plus grande des salles. L’oeuvre la plus narrative s’y trouve : une version monumental­e du Printemps de Sandro Botticelli par Apolonia Sokol, qui magnifie ses modèles trans ou fluides, Simon·e, entouré·e de Linda, Nicolas, Raya, Dustin, Nirina, Claude-Emmanuelle, Bella et Dourane. Né en réaction à la récente montée d’un féminisme transphobe (sous l’acronyme TERF, pour “trans-exclusiona­ry radical feminist”), le tableau retourne l’allégorie de l’original d’un féminin reproducte­ur pour célébrer un corps politique contempora­in cristallis­ant la peur, et les espoirs, de l’émancipati­on des dualismes.

Or ce point d’orgue, rare fenêtre sur le visible et la représenta­tion, rappelle que cette puissance expansive réagit en premier lieu à une répression tenace, que ses inventions sont forcées et ses stratagème­s imposés – deux jours avant le vernissage, une étudiante trans se suicidait à Montpellie­r à la suite des menaces d’expulsion du Crous qui l’hébergeait.

Possédé·e·s. Déviance, performanc­e, résistance jusqu’au 3 janvier, Mo.Co Panacée, Montpellie­r

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 ??  ?? Laura Gozlan, Y.E.S. I, Mum pls, 2019 (photogramm­e)
Laura Gozlan, Y.E.S. I, Mum pls, 2019 (photogramm­e)

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