EN MODE PHYGITAL
Cette année, les créateur·trices ont dû faire preuve d’imagination pour présenter leur collection. Aperçu d’une fashion week qui s’est tenue, du 28 septembre au 6 octobre dernier, en petit comité et en ligne.
EN PLEINE FASHION WEEK PARISIENNE, LE SON D’UN GONG SHAMANIQUE et une odeur d’encens enivrante accueillent les invité·es à la présentation de la marque Gauchère. Pour les absent·es, un petit film est dévoilé en ligne. Cette expérience, pensée à la fois pour un format IRL et 3.0, cherche à offrir au public fragmenté de la marque un moment de paix cérémonial, dixit sa fondatrice Marie-Christine Statz, et qui permet de reconsidérer la fonction du défilé en pleine crise du coronavirus. Comme toute l’industrie de la mode, la créatrice s’est heurtée à des mesures sanitaires et gestes barrières altérant lourdement le déroulé classique de son défilé – invité·es en nombre limité, acheteur·euses et médias étranger·ères absent·es, risques de transmission du virus dans des coulisses nécessairement bondées. Sans oublier la difficulté financière rencontrée par les grands et jeunes acteurs de la mode depuis le confinement (Bernard Arnault, président de LVMH, accusait en mars dernier, en l’espace d’une semaine, une perte de 14 milliards de dollars), rendant l’exercice d’un catwalk, déjà coûteux, très complexe.
Pour la styliste Marie-Christine Statz, c’est un challenge autant qu’une opportunité de laisser libre cours à la créativité : “L’occasion de repenser l’essence de mon travail, et de faire preuve d’imagination et de flexibilité.” Ainsi, elle adopte, comme une vingtaine de créateur·trices cette semaine, un format dit “phygital”, ou hybride, qui permet une présentation de la collection en présence réduite et de façon dématérialisée. Selon Pascal Morand, président de la
Fédération de la haute couture et de la mode, ce type de réponses à la crise actuelle – un ajustement sublimé en expression à part entière – représente une tendance majeure : “C’est une forme nouvelle d’expression créative, une diversification de formats, qui apporte une dimension imaginaire rapprochant ce nouveau processus de communication d’une démarche d’art appliqué.”
Les marques Wales Bonner et Thebe Magugu défilent pour la première fois à Paris, dans un climat intimiste et restreint, et accompagnent leur présentation de courts métrages expérimentaux dans lesquels les vêtements s’inscrivent dans un story-telling plus vaste. Koché (marque de la créatrice française Christelle Kocher) dévoile des animations en 3D qui occultent la collection en faveur d’une communication esthétique plus abstraite. Boramy Viguier, quant à lui, diffuse au moment de
De nouvelles façons de découvrir la mode, aussi ludiques que pragmatiques
son défilé une vidéo d’une ville digitale fantomatique dans laquelle errent les mannequins.
Pour d’autres créateur·trices
– 45 sur 80 inscrit·es au calendrier officiel de la semaine de la mode –, cette réinvention s’est faite de façon entièrement digitale, avec une solide dose d’imagination et d’expérimentation.
A la fois humaine et onirique, la marque Ottolinger collabore avec l’artiste Reto Schmid autour d’un film mettant en scène la collection, et, en parallèle, propose interviews, rencontres et visites d’ateliers via la plateforme de visioconférence Zoom, créant une proximité entre créateur et public finalement presque inexistante lors des shows classiques.
Mannequins se filmant depuis chez elles, défilés sur la plateforme de streaming vidéo Twitch ou sur le réseau social TikTok, faux jeux d’arcades, courts métrages reprenant les codes de la visioconférence : aussi ludiques que pragmatiques, ces nouvelles façons de découvrir et de consommer la mode en disent long sur notre époque. Comme le souligne le styliste Demna Gvasalia, à la tête de Balenciaga, dans une interview au magazine WWD, il s’agirait déjà de savoir si la mode a un sens en cette période apocalyptique que l’on vit depuis mars. Lui veut le croire.
Alors que Saint Laurent, Céline et Off-White ont fait le choix de ne rien présenter cette semaine, une place semble se dessiner pour une jeune génération, qui, l’espace d’un instant, s’est reposée de cette compétition qui la confronte aux défilés mastodontes des grandes maisons. Une bonne nouvelle à l’horizon ?
DES FLEURS À N’EN PLUS FINIR, DES JUXTAPOSITIONS DE COULEURS ET DE RÉFÉRENCES EXPLOSIVES, des dissonances sublimées et, surtout, une joie de vivre intarissable : Kenzo Takada, fondateur de la marque qui porte son prénom, est disparu ce 4 octobre des suites du Covid-19, laissant derrière lui une mode qui fut reçue comme une petite révolution.
Né en 1939 à Himeji, près d’Osaka, ce grand admirateur d’Yves Saint Laurent emménage à Paris en 1965 et présente sa première collection en 1970, devenant ainsi le premier créateur japonais à s’imposer dans la capitale de la haute couture. La presse loue sa vision singulière. Kimonos-dou dounes, turbans en tartan écossais, ponchos aux motifs slaves : l’hybridité est l’un des maîtres mots de ses créations. Ainsi, il confronte Orient et Occident, maximalisme et fonctionnalité, folklorique et urbain.
Une décennie plus tard, il devient la figure de proue d’une génération de créateur·trices japonais·es qui, dans son sillage, s’installent dans la capitale française et y redéfinissent radicalement le chic contemporain.
Des figures comme Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo, fondatrice de la marque Comme des Garçons, émergent, mais se différencient de Kenzo. Leur mode est sombre, intellectualisée, conceptuelle. Les coupes sont expérimentales ; les tissus, malmenés, passés au chalumeau, déstructurés. Le vêtement flirte avec l’art contemporain – ainsi du pull à trois manches ou de la robe Lumps and Bumps de Kawakubo, avec ses prothèses et ses épaulettes qui déforment l’allure traditionnelle du corps.
Contrairement à Kawakubo et Yamamoto, décrit·es par les critiques comme représentant·es d’une mode “post-atomic”, qui font du vêtement une manière de commémorer la destruction d’Hiroshima, Takada offre une vision-échappatoire. “Pour moi, créer, c’est donner du plaisir, du bonheur et la liberté d’être soi-même”, se plaisait-il à dire.
Malgré ces différences, il existe un dénominateur commun dans cette mouvance nippone : un refus des normes genrées binaires. Kenzo le fait de façon plus subtile que ses pairs : il développe des coupes inspirées de kimonos traditionnellement androgynes pour libérer le corps de la femme et ne plus répondre aux canons et injonctions occidentaux.
Cette émancipation, il la communiquera au fil de sa carrière par une luminosité, un sens de l’humour et des shows ultra-théâtralisés. Autant une cure de jouvence qu’une réflexion sur l’époque, la vision du créateur continuera de colorer la mode.