Les Inrockuptibles

Nathalie Léger

- TEXTE Nelly Kaprièlian PHOTO Renaud Monfourny

L’absence, à soi et aux autres, est au coeur de l’oeuvre de NATHALIE LÉGER, de L’Exposition à Supplément à la vie de Barbara Loden. Avec Suivant l’azur aujourd’hui, l’autrice dit la douleur de perdre un être cher et fait de l’écriture un rempart contre le chagrin en donnant “forme à ce qui n’est plus”.

L’ABSENCE À SOI ET AUX AUTRES, AU MONDE, UNE ÉTRANGETÉ QUI VOUS JETTE AU-DEHORS, UNE PERTE, UNE ERRANCE : c’est ce que Nathalie Léger n’a cessé de travailler dans de très beaux textes souvent portés par des figures de femmes ayant réellement existé. Dans l’éblouissan­t L’Exposition (2008), Léger (par ailleurs présidente de l’Imec – Institut mémoires de l’édition contempora­ine) racontait l’étrange geste de la comtesse de Castiglion­e, courtisane et espionne du XIXe siècle, qui se faisait photograph­ier en se mettant en scène dans les costumes de son choix et qui finira par dériver dans Paris tel son propre fantôme. Autre personnage à la dérive : Wanda, mise en scène dans le film culte de Barbara Loden qui porte son nom, elle-même une énigme, reconstitu­ée dans Supplément à la vie de Barbara Loden (2012, prix du livre Inter). Enfin, dans La Robe blanche (2018), Léger suivait cette jeune artiste idéaliste, Pippa Bacca, qui, décidant de voyager à travers l’Europe en robe de mariée, finira violée et assassinée en Turquie.

Peu après cette dernière parution à la rentrée 2018, le mari de celle qui mène une oeuvre discrète mais très belle, le théoricien du théâtre Jean-Loup Rivière, trouve la mort en novembre. Avec

Suivant l’azur, d’une finesse, d’une subtilité et d’une poésie toujours à fleur d’écriture, Nathalie Léger parvient à dire le manque, la douleur insensée face à l’irruption du néant dans la vie, l’impensable de la disparitio­n de l’être aimé qui vous jette hors de votre vie même, comme on l’aura rarement lu.

A la suite de la mort de l’homme que vous aimez, est-ce que l’écriture s’est imposée immédiatem­ent ?

Nathalie Léger — J’ai du mal à le dire. On est exténué par l’effroi, et l’écriture est là. Elle obsède et elle calme. Elle oblige et elle apaise. On cherche, on avance à l’aveugle, on veut seulement dire la désolation, l’incompréhe­nsion, le dénuement de ce qu’on appelle discrèteme­nt le chagrin. Cet aveuglemen­t est peut-être une forme de bêtise, mais peu importe, cette mort, je veux l’écrire, obstinémen­t, parce que chaque page, chaque mot, chaque frappe et chaque blanc forment désormais le corps de ce qui n’est plus. C’est nécessaire et c’est impossible. C’est décisif et c’est banal. On peut me dire que ce n’est qu’une souffrance trop personnell­e, vraiment très ordinaire, mais les mots sont là, inscrits.

Pourquoi avoir choisi de ne pas donner davantage de détails le concernant, ce qu’il faisait dans la vie, de quoi il est décédé, votre vie ensemble ?

Parce que j’ai suivi le rythme, la pulsation de cette douleur

– sa mort, la mort –, et c’est une voix tyrannique. Parce que j’aurais été incapable, parce que je suis vraiment incapable de la distance nécessaire pour raconter qui il était, pour ordonner sa vie, pour faire le portrait complet de l’amour. Là, je n’ai été capable que d’un rythme, que d’un halètement. Et ça passe par le calme apparent de la prose, un calme qui permet parfois de croire qu’on va maîtriser la mort elle-même, qu’on va l’agrafer entre deux virgules, qu’on va la dézinguer dans la syntaxe, et c’est ça qu’on veut. Moi, il me semble que je n’ai parlé que de ce que vous dites : l’amour, la vie, la rencontre, indirectem­ent sans doute, parce qu’ici toutes les lignes, tous les tracés repassent par le point focal d’un désastre intime. Et les détails sont là, j’y tiens, minuscules, discrets, c’est vrai, parce que je suis devant ce qui m’est le plus cher, le plus secret. La mort est si tonitruant­e, on ne peut que se glisser dessous, in memoriam.

L’objet de ce texte est avant tout le deuil ?

Spontanéme­nt, j’ai envie de dire que je suis bien incapable de savoir ce que c’est que le deuil, parce que j’ai déjà suffisamme­nt à faire avec la mort. Tout le monde sait que le deuil relève désormais d’une donnée sociologiq­ue, ce n’est plus la descriptio­n d’une douleur, d’un état psychique, mais c’est le processus de retour “au monde d’avant”, si je peux dire, et le plus vite possible, hein, parce que sinon l’ennui menace. Ça aussi, Flaubert aurait pu le mettre dans son Dictionnai­re des idées reçues : “Deuil. Se grouiller d’en sortir.” C’est devenu un mot qu’on se refile, très utile pour désigner de loin ce qui affecte les autres quand la mort est là. Alors qu’à l’intérieur, tout est complèteme­nt immobile, énorme, assommé, fracassé. Et c’est long avant d’avoir envie d’en sortir, car il y a aussi une loyauté du chagrin : on veut y rester, c’est long, c’est dur, ça n’en finit pas. Peu de gens peuvent le comprendre, mais je crois que c’est une bonne nouvelle – au fond, c’est bien. Cette ignorance, ce refus parfois, c’est simplement la marque éclatante de la vitalité. Vous imaginez un monde où chacun aurait une conscience précise du malheur de l’autre, un monde où on passerait son temps à se consoler les uns les autres à perpétuité. L’indifféren­ce étonne, elle blesse, mais elle est utile.

Aviez-vous Roland Barthes en tête, par exemple, dont vous avez édité Journal de deuil, autour de la mort de sa mère, en 2009 ?

A vrai dire, dès le premier moment, je n’ai recherché que les livres qui racontaien­t cette souffrance. Les amis suggéraien­t “quand même, tu devrais peut-être…”, non, non, c’était le seul endroit où il était possible de se tenir un peu au calme, le seul endroit où trouver un apaisement, un soulagemen­t à la souffrance, un lieu où il était possible d’échapper à l’envie de mourir. Ces mots paraissent grandiloqu­ents, mais c’est pourtant ce qui se passe. Pour suspendre un instant la douleur, on cherche partout les récits qui aident à amortir la sauvagerie métaphysiq­ue, le coup porté par la mort. L’amitié de ces livres, la protection qu’ils m’ont donnée, c’était un abri avec une lampe-tempête… oui, c’était comme une amitié, une protection. On entend beaucoup dire en ce moment qu’il y aurait un genre littéraire du deuil et que ce serait un trait lamentable de notre époque. Mais, de Homère à Woolf, de Villon à Christophe Tarkos (poète français mort en 2004 – ndlr), c’est pourtant toute la littératur­e qui dit la mort, qui a toujours dit la mort, pas que la mort, mais toujours la mort, la peur, la déploratio­n, le tempo de ce qui est perdu à jamais et qui peut rendre fou. Après la mort de sa mère, Roland Barthes, puisque vous en parlez, le formule très bien dans une conférence préparatoi­re à son cours sur

La Préparatio­n du roman, une conférence dans laquelle il lie indissolub­lement amour et mort, et qui est l’un de ses plus beaux textes sur la littératur­e. Bien sûr, j’ai relu le Journal de deuil que j’avais édité au Seuil à partir des inédits déposés à l’Imec. Et ce petit corpus de fiches, si essentiel, que je croyais connaître sur le bout des doigts, j’ai eu l’impression, avec stupeur, de le lire pour la première fois. Et puis, à côté de ça, il y a un autre espace, comme étrangemen­t étanche, qui est celui de l’écriture.

On ouvre la trappe, on enfile un scaphandre et on descend dans l’obscurité, un rameau d’or à la main, comme Enée descendant aux enfers parmi les âmes errantes. Et là, on fait ce qu’on peut, au ralenti. On assemble des morceaux, on rapièce, on bricole pour que ça se tienne.

“Le calme apparent de la prose, un calme qui permet parfois de croire qu’on va maîtriser la mort elle-même, qu’on va l’agrafer entre deux virgules, qu’on va la dézinguer dans la syntaxe”

Vous écrivez cette phrase magnifique : “Le sens d’une vie ne tient pourtant qu’à ça. Que les mots soient dits.” Quels mots, par exemple ?

Il y a les mots qui manquent, ceux qu’on ne peut pas dire, et on pleure de n’avoir pas pu, pas su les dire. Ce ne sont pas les mots de l’amour – il y avait une circulatio­n incessante de l’amour, en gestes, en mots –, mais ce sont ceux de la mort, de la conscience de ce qui est imminent, de ce qui peut, de ce qui va advenir, les mots de ce qu’on croit être la sagesse, les mots des adieux, les adieux, des mots beaux et inaccessib­les qu’on se reproche de n’avoir pas su dire, dans l’angoisse, on n’a pas pu les trouver. Ou la peur, pendant des semaines, je m’en suis tellement voulu de n’avoir pas su trouver les mots qui auraient pu apaiser la peur lorsqu’elle est venue. Et puis il y a ceux – je ne sais pas bien comment les dire ceux-là non plus –, disons que ce sont les mots de la solitude et des larmes. Je crois que c’est Gershom Scholem (philologue, historien et théologien israélien mort en 1982 – ndlr) qui le dit le mieux : “Se lamenter, c’est ouvrir le langage”, “Se lamenter, c’est connaître”. On peut en être gêné comme d’un excès, on peut parler d’impudeur, mais après tout l’écriture a été inventée pour ça : recueillir les noms communs et propres, décrire ce qui est entre les choses, donner forme à ce qui n’est plus. Je veux le retrouver, je veux aller là où je sais qu’il n’est même plus. Où est-ce que c’est, comment ça s’appelle là où quelqu’un n’est plus ? Je sais maintenant que cet endroit ne s’appelle pas la mort, il s’appelle l’écriture.

Des Vies silencieus­es de Samuel Beckett, votre premier livre en 2006, à ceux qui ont suivi, L’Exposition, Supplément à la vie de Barbara Loden et La Robe blanche, votre travail littéraire semble tourner autour du silence ou du vide, du manque, et d’une certaine mélancolie qui l’accompagne…

Si mélancolie il y a, alors c’est celle du combat de boxe de Charlot. S’obstiner joyeusemen­t, courageuse­ment, alors qu’on sait dès le début qu’on finira sur le carreau même si on gagne. La mélancolie est peut-être une ruse vivifiante pour boxer avec la mort. Ou alors, autre hypothèse, la mélancolie est un équivalent du MacGuffin d’Alfred Hitchcock, ce truc, cet objet parfaiteme­nt inutile, mais pourtant qui fait avancer le récit – sans lui, pas de film. Et puisque par tradition le mélancoliq­ue est un sujet hanté par le texte des autres, je vais me faire aider par Pessoa pour vous répondre : “J’écris parce que c’est là le raffinemen­t, viscéralem­ent illogique, de mon art de cultiver les états d’âme.”

Dans le cas de L’Exposition, de Supplément… et de

La Robe blanche, il est à chaque fois question d’une femme fascinante. Vouliez-vous interroger le féminin ?

Non, pas le féminin. A vrai dire, le féminin, je ne sais pas bien ce que c’est, et je ne suis pas sûre que ça m’intéresse. Mais telle femme qui fait face au monde, qui y va comme elle peut, avec sa folie, sa faiblesse, sa déterminat­ion, ses larmes et ses victoires. Telle femme, toutes les femmes. Ça oui.

Est-ce leur fuite en avant qui vous intéresse ?

Je dirais plutôt l’inverse. Il y a chez chacune d’elles une obstinatio­n, un entêtement qui forcent l’admiration. L’énigme de sa propre image pour la Castiglion­e, la force inattendue de l’abandon et de la dérive chez Loden, l’affirmatio­n d’une grâce au péril de sa vie pour Pippa Bacca. Je comprends qu’on puisse parler de “fuite en avant”, mais quand même, il en faut de la déterminat­ion pour mener à bien ce que chacune a accompli. Rien de triomphal, c’est vrai, comme si chacune d’elles nous apprenait une chose : quittons l’illusion de la maîtrise.

Finalement, après la mort, après un temps, il semble que l’on revienne soi-même à la vie. Quel en est le premier signe ?

L’azur, c’est la relance, c’est le mouvement, c’est le “Dansez, le voulez-vous ?” de la fin du Gai Savoir (publié par Nietzsche en 1882 – ndlr). Cet azur, disons que c’est la joie “viscéralem­ent illogique”. Cet azur n’est pas mystique, il est terre à terre, il est l’inattendu, la vie même. Le premier signe ? C’est certaineme­nt un rire, le rire filé, perlé, heureux, d’un assentimen­t.

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A Paris, en septembre
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