Les Inrockuptibles

Eric Sadin

- TEXTE Mathieu Dejean ILLUSTRATI­ON Benjamin Tejero pour Les Inrockupti­bles

Et si les poussées insurrecti­onnelles, la défiance vis-à-vis du pouvoir politique et le complotism­e étaient des effets cumulés de deux décennies de pratique assidue d’internet et d’une aggravatio­n des inégalités ? Dans son nouvel essai, le philosophe ÉRIC SADIN tire la sonnette d’alarme.

LE 5 DÉCEMBRE 2018, LE PLATEAU DE BRUCE TOUSSAINT SUR BFMTV EST PARÉ DE NÉONS JAUNE FLUO de circonstan­ce pour un live spécial sur “l’engrenage de la violence” dans le mouvement des Gilets jaunes. Invité à commenter un post Facebook dans lequel il écrivait qu’“il faudrait vraiment que samedi on soit tous unis jusqu’au bout et qu’on avance en direction de l’Elysée”, Eric Drouet, le chauffeur routier de Melun (Seine-et-Marne), lâche le plus normalemen­t du monde : “Si on arrive devant l’Elysée, on rentre dedans.” Cette séquence médiatique largement commentée est pour le philosophe Eric Sadin “un signe du temps”. Et Eric Drouet, une manifestat­ion patente de notre entrée dans L’Ere de l’individu tyran, titre de son nouvel essai. Ou comment, à force de directs sur Facebook en mode selfie, de posts Twitter incendiair­es, de convoitise des chaînes d’informatio­n pour les affronteme­nts spectacula­ires et de ressentime­nt global vis-à-vis des institutio­ns – a fortiori de leur clé de voûte, en l’occurrence Emmanuel Macron –, un individu convaincu de sa toute-puissance en vient à formuler le dessein de renverser (à quelques-un·es) un président de la République, “presque avec l’aisance et la rapidité d’un clic”.

Lorsqu’il fait cette remarque,

Eric Sadin, auteur d’une oeuvre influente dans le champ de la techno-critique

( La Silicoloni­sation du monde et L’Intelligen­ce artificiel­le ou l’Enjeu du siècle, aux éditions L’échappée, en 2016 et 2018), ne se place pas en donneur de leçon sur le fond, ni en moraliste politique de l’époque. Mais Eric Drouet n’en demeure pas moins pour lui le symptôme d’un phénomène caractéris­tique de la “perte d’un monde commun”.

“Ses souffrance­s, je les comprends, mais sa déclaratio­n est hors-sol. Elle en dit long sur l’embrasemen­t des esprits et sur le fait que ce sont désormais les affects qui parlent”, nous explique Eric Sadin autour d’un café crépuscula­ire, en plein rodage avant un entretien pour la chaîne YouTube ThinkerVie­w.

Depuis 2009, cet ancien professeur en école d’art, qui chemine désormais en dehors des sentiers universita­ires, ausculte les technologi­es du numérique sous toutes leurs coutures, et souvent avec un temps d’avance. Ce fut Surveillan­ce globale (Flammarion, 2009) quatre ans avant l’affaire Snowden, L’Humanité augmentée (L’échappée, 2013), avant que l’apôtre du transhuman­isme Laurent Alexandre ne devienne une figure médiatique controvers­ée, ou encore La Vie algorithmi­que (L’échappée, 2015). Son nouvel ouvrage procède à cet égard d’un pas de côté inédit. Ce ne sont plus les rouages économique­s ni les accointanc­es entre l’univers du numérique et le monde politique qui l’intéressen­t. Après vingt ans d’usage de plus en plus intensif des outils nés de l’internet, après l’avènement des smartphone­s et le déferlemen­t des réseaux “sociaux”, le penseur s’attèle à mesurer leurs effets sur nos psychologi­es individuel­le et collective.

A l’instar de Roland Barthes dans ses Mythologie­s (une de ses références), Eric Sadin prend le pouls de la société en cherchant à débusquer ses impensés dans des gestes et des objets ordinaires ou culturels souvent chargés de sens. La consultati­on obsessionn­elle et jamais interrompu­e des smartphone­s durant la

“Twitter participe de cet air du temps où les êtres cherchent à s’affirmer. Comme si la perspectiv­e de nouer des liens constructi­fs par le dialogue était dorénavant abolie” ÉRIC SADIN

marche (générant son lot de collisions) ; l’apparition de trottinett­es électrique­s filant à toute vitesse sur le macadam et garées négligemme­nt, sans égards pour les piétons ; le sweat à capuche permettant de s’isoler dans sa bulle ; la dimension immersive et spectacula­ire de la console Wii, qui met le·la joueur·euse au centre du dispositif… Tout semble indiquer une distance revendiqué­e avec le corps social, une tendance au repli sur soi, bref, “notre entrée en fanfare dans un monde atomisé”. Pour Eric Sadin, le film de Gus Van Sant, Elephant, sorti en 2003, porte déjà en lui les traces de ce tournant où la société s’est métamorpho­sée en “agrégats de solitudes”. L’amorce du nouveau millénaire n’est-elle pas d’ailleurs le moment où de nouveaux types d’attentats, “des tueries de masse perpétrées par des individus isolés”, ont vu le jour, à l’instar du massacre de Columbine en 1999 qui a inspiré le film ?

Mais c’est surtout la passion pour l’expressivi­té qui témoigne aujourd’hui de ce changement d’être au monde, où l’individual­isme extrême se loge partout. Né en 2006, Twitter est à la fois le symptôme et le catalyseur de cette propension à la déclamatio­n. Comme Facebook, cette plateforme a mis en place une série de techniques fondées sur la flatterie, et donne ainsi à ses utilisateu­r·trices la sensation électrisan­te de s’impliquer pleinement dans les affaires du monde. Dans la twittosphè­re, un retweet ou un like peut très vite vous propulser au niveau de célébrités allant de Donald Trump à Kanye West – deux utilisateu­rs compulsifs du réseau de micro-blogging.

“Ce qu’implique cet univers si ensorcelan­t, c’est que chacun, à toutes les échelles de la société, se figure évoluer dans des sphères supérieure­s, générant une dynamique collective d’une représenta­tion boursouflé­e de soi”, écrit

Eric Sadin. Et il ajoute, faisant écho à la saillie d’Eric Drouet : “Twitter participe de cet air du temps – tout en y contribuan­t au premier chef – où les êtres cherchent à s’affirmer, non pas tant en vue de patiemment défendre un point de vue, de tenter de convaincre des interlocut­eurs, que d’imposer leur perception des choses. Comme si la perspectiv­e de nouer des liens constructi­fs par le dialogue était dorénavant abolie et que ne comptait plus que le besoin irrépressi­ble de se faire entendre et d’exprimer son trop-plein d’affects.”

Les raisons de ce nouvel éthos individuel – qui se signale par une méfiance grandissan­te, une passion pour des figures usant souvent de l’invective, ou encore une inclinatio­n au complotism­e – ne résident cependant pas entièremen­t dans les vices des nouvelles technologi­es. Tout l’intérêt de L’Ere de l’individu tyran consiste justement dans le décentreme­nt du regard de son auteur. Si l’air du temps est à la fronde, à la désignatio­n à la vindicte populaire et au déni d’autrui, c’est aussi que la “mémoire des peuples” est tenace. Et que depuis les années 1970, sous les coups du néolibéral­isme, de la désindustr­ialisation et du tournant de la rigueur – entre autres –, les peuples ont beaucoup souffert. Dépossédés de leurs rêves et remontés à bloc contre un ordre majoritair­e honni, ils demandent donc réparation.

C’est là que le piège se referme : les technologi­es du numérique leur offrent la possibilit­é d’assouvir ce besoin irrépressi­ble de se faire entendre, de dire leur conscience lucide et massive de l’échec du modèle néolibéral, tout en s’assurant de les neutralise­r politiquem­ent.

“Ces technologi­es nous induisent en erreur en nous laissant penser que la politisati­on de sa propre vie consiste à se la raconter du matin au soir publiqueme­nt. C’est une catastroph­e, et un échec”, se désole le philosophe.

C’est ce cocktail détonant, cette saturation vaine des espaces d’expression virtuelle, qui qualifie l’ère de l’individu tyran. “L’impression conjointe d’avoir, génération après génération, été trahi, d’avoir vu tant d’espérances déçues, tout en ayant dans les mains des dispositif­s offrant des formes de souveraine­té personnell­e, a fait surgir un terrain hautement implosif, totalement inédit, qui caractéris­e au premier chef ce tournant des années 2020, explique Eric Sadin. Car c’est dorénavant sur ses propres forces, et muni de tout son appareilla­ge technique – vécu comme une sorte de seconde nature –, qu’il faut avant tout compter. La prépondéra­nce de sa propre autorité s’impose comme une norme de conduite appelée à être toujours plus étendue.”

C’est pourquoi cette ère où la valse des humeurs populaires casse le rythme des berceuses politiques n’est pas celle des “populismes”, comme le soutient par exemple le sociologue et historien Pierre Rosanvallo­n. “A mon sens, nous ne sommes en aucune manière confrontés à une montée des populismes, ni en aucune manière à une récidive des années 1930 – analogie qui empêche de saisir la substance en tout point unique de notre temps en créant des effets d’équivalenc­e, nous explique Eric Sadin.

Je pense que nous avons plutôt affaire à une nouvelle condition de l’individu contempora­in. Nous sommes face à une impossibil­ité de catégorise­r de façon massive les phénomènes et de croire à des discours collectifs.” Le philosophe a d’ailleurs profité de la présence de Marlène Schiappa aux éditions Grasset pour lui remettre un exemplaire de son livre dédicacé à Emmanuel Macron, qu’il estime être

“le premier président de l’ingouverna­bilité permanente” – un état de défiance viscéral à l’égard des instances de pouvoir et de rupture des liens entre gouvernant­s et gouvernés.

En 2001, dans le documentai­re de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat, Pierre Bourdieu touchait du doigt de manière prémonitoi­re le caractère éruptif, provisoire et atomisé de soulèvemen­ts orphelins d’une direction politique commune : “Tant qu’on brûlera les voitures, on enverra les flics. Il faut un mouvement social, qui peut brûler les voitures, mais avec un objectif.” Vingt ans plus tard, internet et le web 2.0 ont accentué cette “monadisati­on du monde” et des luttes. Eric Sadin met au jour cet isolement collectif qui nous enserre, avec une pointe de pessimisme. Sans socle politique commun, dissiper la brume électrique de notre temps pourrait s’avérer une mission impossible.

L’Ere de l’individu tyran – La fin d’un monde commun (Grasset), 352 p., 20,90 €

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