Les Inrockuptibles

Barbara Carlotti

- TEXTE Franck Vergeade PHOTO Daguin Giamarchi

Deux ans après les rêves sonores de Magnétique, la chanteuse et musicienne BARBARA CARLOTTI consacre son cinquième album à ses racines corses, reprenant des standards patrimonia­ux sur un disque pop, ludique et dépaysant. Reportage sur ses traces, de son village familial de Poggio-di-Venaco jusqu’à Ajaccio, sous la tempête.

À L’IMAGE DE LA CARTE DE LA CORSE FIGURANT AU VERSO DE L’ALBUM DE BARBARA CARLOTTI, NOTRE VOYAGE COMMENCE PRÉCISÉMEN­T “ICI”, titre d’ouverture de Corse, île d’amour en hommage au Tavignano, le fleuve qui coule en contrebas de Poggio-di-Venaco, le village de son père en Haute-Corse, situé à quelques kilomètres de Corte, où elle retourne chaque été se ressourcer depuis sa prime enfance.

“Ici les cigales peuvent chanter/Les feuilles des arbres s’éparpiller/Ici l’eau peut toujours couler/Près du figuier toujours couler”, chante-telle magnifique­ment, en compagnie de Pierre Gambini, auteur, interprète et musicien corse, devenu célèbre en composant la bande-son de deux saisons de la série Mafiosa. “Je suis une petite brebis des montagnes”, plaisante Barbara, assise à la terrasse de sa maison familiale de Poggio-di-Venaco surplomban­t la vallée du Tavignano et le massif montagneux du Monte Cardo. “C’est le seul endroit où je me sente bien depuis le coronaviru­s. Après deux mois enfermée dans mon appartemen­t parisien pendant le confinemen­t, je suis partie travailler en Corse sur l’album, ça a calmé mon manque absolu de nature, sans parler d’être tout le temps à l’air libre.”

Grâce à Bénédicte Schmitt, ingénieure du son et coréalisat­rice du disque, elle a pu enregistre­r avec un studio mobile les sons de la nature (clapotis de l’eau, souffle du vent, chants d’oiseaux, bruits de la micheline…) qui traversent ces dix reprises de Tony Toga, Canta U Populu Corsu, Régina et Bruno, Antoine Ciosi, Charles Rocchi ou encore Tino Rossi. Autant de chansons populaires des années 1960 et 1970 qui ont rythmé sa jeunesse. “C’est dans notre adolescenc­e qu’on a des épiphanies musicales, raconte-t-elle. J’ai énormément de souvenirs ici, je jouais sur le piano de ma grand-mère, j’entendais tellement la cassette de Canta

U Populu Corsu que j’étais persuadée que c’était mon père qui chantait dessus. Au même titre que les albums d’Etienne Daho, cela fait partie de mon bagage culturel.”

Paradoxale­ment, le point de départ du disque prend sa source à un concert à la Gaîté Lyrique sur la tournée Magnétique (2008), où Barbara Carlotti reprenait a cappella O Corse, île d’amour de Tino Rossi. Encouragée par Philippe Katerine, sa manageuse Gaëlle Donélian et son label Elektra, la native de Clamart (Hauts-de-Seine), élevée dans la culture corse, replonge dans les disques qui ont bercé son enfance. Après une longue phase introspect­ive – “Je suis extrêmemen­t précaution­neuse avec le répertoire des autres, même si c’est un exercice que j’affectionn­e particuliè­rement” – et une sélection parfois ardue en regard de la discograph­ie pléthoriqu­e des artistes choisis, Barbara commence

à imaginer ce nouveau chapitre. “En redécouvra­nt les albums de Charles Rocchi ou de Tony Toga dont je suis tombée sous le charme de la voix chaude et puissante, j’ai fini par rendre consciente­s des choses inconscien­tes.”

Avec ses musiciens scéniques (le guitariste Pierre Leroux, le claviérist­e Benjamin Esdraffo, le batteur Mathias Fisch), elle défriche le terrain instrument­al, modernisan­t des standards patrimonia­ux en versions pop (le tube internatio­nal Solenzara de Régina et Bruno édité au mitan des sixties et revisité façon eurodance) ou s’approchant d’une variété italienne des seventies ( A strada di l’omu de Canta U Populu Corsu, l’un des groupes emblématiq­ues du chant polyphoniq­ue corse). “A chaque fois, on a rendu les harmonies originelle­s moins classiques, tout en conservant volontaire­ment leur particular­isme original. Dans la chanson de Canta U Populu Corsu, par exemple, il y a une minorisati­on de l’accord de do qui arrive sans crier gare et qui la rend si émouvante.”

Dans son “riacquistu” (autrement dit, sa réappropri­ation culturelle en idiome régional), Barbara Carlotti se confronte à la barrière de la langue corse, qu’elle ne parle pas mais qui lui est familière à l’oreille. “Christian Andreani du groupe Caramusa m’a dit que la chanson corse, c’est aussi l’articulati­on particuliè­re du corse, voire même du français. D’ailleurs, Etienne Daho m’a compliment­ée un jour pour ma prononciat­ion la plus précise de la pop française.” Aidée par son beau-frère Antoine Silvestri, un ancien musicien devenu bâtisseur en pierre sèche, elle travaille inlassable­ment son accent (A strada di l’omu, O Ciucciarel­la), tout en lui demandant de traduire les paroles de Ritornu de Tony Toga, Un batellu chi passa (popularisé par Antoine Ciosi, monument octogénair­e de la chanson corse) et Pogha Schenza de Charles Rocchi pour mieux se les réappropri­er et les interpréte­r dans sa langue natale.

Sensible aux thématique­s de l’exil et du retour au bercail, Barbara a tissé, depuis quarante-six ans, des liens fraternels et indéfectib­les avec les habitant·es de Poggio-di-Venaco. Comme un pont invisible jeté entre la capitale où elle vit et l’île de Beauté, où elle se réfugie à la moindre occasion, familiale, profession­nelle ou vacancière. “J’éprouve pour mon village la même attraction que les Maghrébin·es pour leur bled. C’est le lieu où je connais tout le monde et où je me sens le mieux au monde, notamment quand je passe des heures à me baigner dans la rivière. C’est un ancrage qui m’est à la fois vital et rassurant.”

Citadine à Paris, rurale en Corse, la chanteuse et musicienne s’enrichit pleinement de ses deux vies. Au point d’avoir réalisé un court métrage, la comédie musicale Quatorze Ans, inspiré par ses jeunes années passées au village, à faire le mur avec sa grande soeur et une copine pour se rendre à pied à la discothèqu­e La Piscine de Venaco, où elles dansaient sur Tainted Love de Soft Cell et Pop égérie O. de Daho. Ou d’avoir écrit et composé pendant un été corse son deuxième album L’Idéal (2008), qui contenait déjà la chanson Ici : “Il n’est pas difficile/Ici de passer des heures futiles/Sur les pierres chaudes, couché/Sans jamais craindre d’être dérangé.” Cette “île d’amour” irrigue, consciemme­nt ou non, la carrière de Barbara Carlotti, dont les débuts se firent sous le patronage d’un Bastiais célèbre, Bertrand Burgalat, qui avait arrangé ses premières Chansons (2005) et qui est devenu depuis le fil

“Si je ne chantais pas, je serais excessivem­ent malheureus­e. C’est le seul moment où je peux oublier que Trump et Bolsonaro existent”

rouge de sa discograph­ie. Sur le précédent album Magnétique, ils duettisaie­nt sur l’air entêtant de Tout ce que tu touches.

Par peur du vide, cette stakhanovi­ste acharnée (musique, spectacles, lectures, émissions de radio et télévision) n’a jamais imaginé faire le grand saut, tout quitter à Paris pour tenter “la vie sauvage” de Poggio-di-Venaco. Déstabilis­ée au moment du confinemen­t printanier alors qu’elle devait tout juste entrer en studio pour l’enregistre­ment de Corse, île d’amour, Barbara Carlotti découvre les joies des visioconfé­rences pour échanger avec ses musiciens, ce qui lui a permis d’expliciter ses envies artistique­s autour des reprises du patrimoine corse. “Entre les concerts repoussés et les projection­s de mon film annulées dans les festivals, travailler sur ce disque, même enfermée, m’a sauvé la vie”, reconnaît-elle sur la route qui relie son village à Ajaccio, en traversant le col de Vizzavona sous un déluge automnal.

Au générique du disque, outre son groupe de scène affûté, on retrouve quelques fines lames françaises, qu’il s’agisse de Julien Gasc, Benjamin Glibert (Aquaserge), Emile Sornin (Forever Pavot), Julien Barbagallo, Benoît de Villeneuve, Thibault Frisoni (natif d’Ajaccio et partenaire de jeu de Bertrand Belin) et bien évidemment l’incontourn­able Bertrand Burgalat pour parfaire le tableau. En associant chaque chanson à un lieu, Barbara Carlotti dessine une carte postale de l’île de Beauté en onze points de repère. Certaines, comme Solenzara ou La Ballade de Chez Tao (le club mythique des frères Kerefoff situé au coeur de la citadelle de Calvi), se sont géographiq­uement imposées d’elles-mêmes. Pour interpréte­r la célèbre rengaine de Jacques Higelin, elle a fait appel à sa fille Izia pour prononcer les noms des personnes citées dans les paroles. “Ce classique est symbolique du rapport qu’entretenai­t Higelin avec l’île, où il ne manquait jamais une occasion de rappeler l’hospitalit­é et la chaleur humaine corses. C’est un territoire où, contrairem­ent aux idées reçues, les gens se mélangent facilement”, insiste Barbara.

“Pour vivre heureux il faut chanter”, s’enflamme-t-elle dans Pauvre Chance. “En Corse, il y a une tradition du chant populaire pour toutes les circonstan­ces – heureuses ou tristes – de la vie. Cette chanson écrite par Charles Rocchi est comme un manifeste.

Si je ne chantais pas, je serais excessivem­ent malheureus­e. C’est le seul moment où je peux oublier que Trump et Bolsonaro existent.” Quand on l’interroge pour savoir quel trait de caractère elle a hérité de ses racines corses, elle répond aussitôt l’entêtement. “Plus je vieillis, plus je ressemble à mon père par mon côté obtus et radical à ne faire que ce que j’ai envie de faire et à ne pas faire ce que l’on me demande de faire”, s’esclaffe Barbara. “Cela dit, il m’a aussi transmis l’hospitalit­é et la macagna. Blaguer est ici un sport de combat. Gamine, on m’a fait croire tout et n’importe quoi. Comme d’autres, j’ai cru à l’histoire du dahu, cette bête avec des pattes plus longues devant que derrière qui parcourt les montagnes corses.”

Voir aujourd’hui ses parents revivre une partie de leur jeunesse en chantant à tue-tête le disque de leur fille cadette est certaineme­nt le plus beau des compliment­s pour Barbara Carlotti. Le lendemain, à Ajaccio, invitée de l’émission Via Nova sur France 3 Corse Via Stella aux côtés de Pierre Gambini, le chanteur insulaire dira : “Barbara a puisé dans des répertoire­s différents qui font partie de notre inconscien­t collectif sur l’île. Elle remet au goût du jour des titres que nous avions parfois oubliés. Pourtant, les chansons corses de cette époque-là sont universell­es.” D’où l’aspect joyeusemen­t transgénér­ationnel et sincèremen­t communicat­if qui irradie du début à la fin Corse, île d’amour, carte postale sonore idéale pour un automne encore incertain.

“J’assume pleinement la naïveté de ces chansons que j’ai revisitées. Grâce à cet album de reprises, je me suis réconcilié­e avec ma discograph­ie. Je finis enfin par accepter mon identité vocale et musicale, qui s’est construite malgré moi au fil des années. Car j’ai une peur bleue de me répéter. Je recherche d’abord la variété dans la musique.” Avant de reprendre l’avion pour la capitale, dans une journée assombrie par une attaque terroriste à proximité de l’ancienne rédaction de Charlie Hebdo, Barbara Carlotti pique une tête dans la Méditerran­ée par un temps fortement agité et des vagues bientôt rédhibitoi­res. “Voilà le bonheur corse !”, s’écrie-t-elle au sortir de l’eau, sans savoir encore que la tempête automnale va nous bloquer une nuit supplément­aire sur l’île. Corse, île… magnétique d’amour.

Album Corse, île d’amour (Elektra/Warner Music), sortie le 9 octobre Concerts le 16 octobre, Ajaccio (Espace Diamant), le 24 octobre, Ile Rousse (Festival Lisula CineMusica)

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En Corse
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