Les Inrockuptibles

Amelia Gray

- TEXTE Yann Perreau

Scénariste et autrice américaine, AMELIA GRAY écrit pour la télé (les séries Mr. Robot et Maniac), mais aussi des nouvelles et des romans. Adepte d’une écriture tranchante, elle imagine des univers étranges et détonants. La preuve avec Cinquante Façons de manger son amant, son nouveau recueil de nouvelles à l’humour très noir.

UNE ÉCRITURE AU SCALPEL, ULTRA-PRÉCISE

BIEN QU’ELLIPTIQUE, OUVERTE AUX INTERPRÉTA­TIONS MULTIPLES. Un récit qui prend rapidement la tangente, se déploie en boucles hypnotique­s, emmène au bord du vide. Menaces, le premier roman traduit en français d’Amelia Gray en 2019, nous avait fait forte impression. Rédigé en deux mois à peine, explique l’autrice jointe par Zoom, ce livre de 330 pages est “né d’un mensonge. Une éditrice de FSG (la célèbre maison d’édition Farrar, Straus and Giroux – ndlr) m’ayant demandé si j’avais déjà écrit un roman, j’ai répondu par l’affirmativ­e. Je n’ai pas eu d’autre choix que de m’y mettre, au plus vite.”

Cinquante Façons de manger son amant, le recueil de ses nouvelles que publient Les Editions de l’Ogre, confirme son talent. Ces micro-récits de la folie ordinaire, de l’inquiétant­e étrangeté, quelque part aux Etats-Unis (les lieux ne sont jamais précisés) regorgent d’humour noir et d’imaginatio­n. Un couple “loue” une jeune fille sur le Net et la séquestre dans la tuyauterie de sa maison, d’où elle les observe assouvir leurs fantasmes tordus. Le Pinson commence ainsi : “William vomissait. Ses expulsions – de la même couleur, consistanc­e et quantité que celles d’un bébé – se produisaie­nt après chaque phrase qu’il prononçait.”

Tout est crédible, vraisembla­ble, même le plus bizarre, car tiré le plus souvent de sa propre expérience, ces petits boulots enchaînés pour financer ses études puis continuer à écrire, de son Arizona natal au Texas. Ces nouvelles sont parfois des novelettes, qui concentren­t en quelques phrases, quelques fulgurance­s une histoire entière. La Flash Fiction, comme on dit outre-Atlantique, pour qualifier ces textes de moins de 500 mots. Un genre littéraire en tant que tel, dont les précurseur­s furent Tchekhov, Whitman, Borges, Brautigan. Amelia Gray en est devenue, à moins de 40 ans, l’une des figures emblématiq­ues du moment, qui publie régulièrem­ent ses novelettes dans

The NewYorker et The NewYork Times et compte déjà quatre recueils à son actif.

Si lieux, personnage­s et intrigues varient d’un texte à l’autre, ils constituen­t un tout immédiatem­ent identifiab­le, une sorte de cabinet de curiosités aussi fascinant que dérangeant. Cet univers d’une violence sourde, presque banale, ces héros·oïnes au bord de la schizophré­nie, hanté·es par le deuil, les fans de séries US les connaissen­t bien : ils caractéris­ent deux des séries les plus audacieuse­s de ces dernières années, Mr. Robot et Maniac. Deux séries qu’Amelia Gray a coécrites avec ses collègues, staff writer et story editor attitré·es, comme le veut l’usage. Comment est-elle passée des nouvelles au screen writing ? “J’avais décidé par curiosité, un peu comme une lubie, de sortir avec un scénariste.” En 2001, elle rencontre un spécimen de l’espèce, découvre son travail et le trouve, contrairem­ent à ses a priori, intéressan­t,

et même créatif. Hasard ou destin, son ami l’écrivain Patrick Somerville, qui écrit alors le scénario de Maniac, l’invite à rejoindre son équipe. Elle s’installe à Los Angeles, rejoint la writers’ room de la série, ces cinq auteur·trices qui travaillen­t à concevoir arcs narratifs, personnage­s, etc.

Les relations entre les studios hollywoodi­ens et les romancier·ères sont une histoire tumultueus­e, faite d’incompréhe­nsion, de frustratio­n, voire de détestatio­n. On connaît les malheurs de John Fante, Raymond Chandler and Co., obligés d’accepter les gros chèques des majors pour survivre mais consternés par la bouillie qu’on faisait de leurs idées. Amelia Gray, même si elle reconnaît que l’écriture pour la télévision est comme une “horlogerie aux contrainte­s multiples, avec 90 % de contrainte­s budgétaire­s pour 10 % de création pure”, s’émerveille toujours, après bientôt dix ans de métier, de voir ses personnage­s, ses mots incarnés à l’écran par des acteur·trices qu’elle admire.

Dans l’épisode six de la quatrième saison de Mr. Robot, qu’elle a écrit d’un bout à l’autre, Elliot, le héros geek et bipolaire, franchit toutes les limites. Même son père imaginaire ne peut l’empêcher de séduire, kidnapper, violenter une jeune femme pour lui soutirer des infos sur son employeur, la maléfique multinatio­nale E Corp. Du pur Amelia Gray, même si c’est du pipi de chat comparé à certaines scènes surréalist­es de ses fictions littéraire­s, ces amoureux·ses qui décident, parce qu’il·elles veulent à tout prix un enfant, de couper le pénis de monsieur quand il est dans madame pour le garder au chaud le plus longtemps possible et provoquer la fécondatio­n. Dans la scène qu’elle est en train d’écrire en ce moment, confie-t-elle, “une femme remonte dans le temps pour rencontrer les réincarnat­ions d’elle-même dans ses vies précédente­s, et coucher avec elles”.

Ses nouvelles sont donc devenues, au fil des ans, des soupapes de décompress­ion où elle peut faire ce qu’elle veut, pousser toujours plus loin les limites du compréhens­ible, du dicible, de l’acceptable. Imaginer, dans la nouvelle éponyme du recueil, “cinquante façons de manger son amant”, bout après bout, morceau après morceau. Sans que cela soit gore ou malsain, mais plutôt raffiné, tendre et drôle. Elle sourit, regarde vers l’extérieur, cette lumière aveuglante de Los Angeles à huit heures du matin. “C’est pour cela que je vis dans cette ville : les gens ici sont totalement dévoués à ce qu’ils font, au point d’en perdre un peu la tête. L.A., c’est un peu l’expériment­ation américaine poussée à son paroxysme, jusqu’au délire.” Elle s’excuse, doit nous quitter pour finir un texte avant d’enchaîner avec les pitchs, arcs, développem­ents de personnage­s d’une journée bien chargée.

Cinquante Façons de manger son amant (Les Editions de l’Ogre), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Bru, 216 p., 19 €

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France