Les Inrockuptibles

“Faire entendre des voix qui n’ont pas été entendues ”

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Elles sont les voix des podcasts les plus écoutés de France. VICTOIRE TUAILLON est rédactrice en chef de Binge Audio et autrice du podcast Les Couilles sur la table. CHARLOTTE PUDLOWSKI est cofondatri­ce de Louie Media et signe Ou peut-être une nuit. Face à un paysage médiatique sclérosé, ces deux trentenair­es plaident pour une pluralité des regards.

Avez-vous conscience d’être les pionnières françaises du podcast à succès dans le paysage médiatique ?

Victoire Tuaillon — Oui ! (rires) Mais avec d’autres aussi, Lauren Bastide (La Poudre), Charlotte Bienaimé (Un podcast à soi) et plein d’auteur·trices d’Arte Radio.

Charlotte Pudlowski — Effectivem­ent, sur l’enjeu économique, un certain nombre de personnes ont fait que le podcast a soudaineme­nt été pris au sérieux en tant qu’industrie avec des questions d’audiences derrière. Et c’est vrai que nous en faisons toutes les deux partie, ainsi que toutes les personnes citées par Victoire. Mais c’est un long chemin.

Pensez-vous que la force du podcast réside dans le fait que l’imprévu y est impossible ?

Charlotte Pudlowski — Il existe toutes sortes de podcasts, et ceux comme Deux Heures de perdues ou FloodCast sont très peu montés en réalité. Même s’ils ne sont pas en direct, l’imprévu est souvent gardé au montage.

Victoire Tuaillon — Il y a aussi une multitude de raisons qui font que cela fonctionne bien. Le podcast possède des codes très différents de la radio. Tout d’abord, les podcasts sont faits par des gens plus jeunes, et en majorité des femmes. Et puis il y a cette possibilit­é quasi infinie de retravaill­er la forme, que ce soit celle d’un entretien ou une autre. C’est un format, certes, très monté, mais y demeure aussi un côté un peu artisanal en fonction des conditions de production. Pour Les Couilles sur la table, j’ai démarré en enregistra­nt sans ingénieur du son, sur une petite table, et donc proche de mon interlocut­eur·trice. Et je pense que cette configurat­ion crée déjà un ton différent par rapport à la radio, une ambiance beaucoup plus intimiste.

Les Couilles sur la table, La Poudre, Un podcast à soi… sont parmi les premiers podcasts à avoir eu un très grand succès. Le podcast n’est-il pas ce qu’il manquait au féminisme ces dernières années ?

Victoire Tuaillon — Toutes les grandes vagues féministes ont toujours été accompagné­es par des médias. Dans les années 1970, les journaux auto-imprimés, les tracts et affiches féministes ont proliféré. Et c’est vrai que le podcast a joué ce rôle-là pour les années 2010. Mais il ne faut pas oublier aussi l’importance des réseaux sociaux et des vidéos. Ce qui fait la singularit­é du podcast aujourd’hui, c’est que son explosion est corrélée à la prise de parole accrue des femmes dans l’espace public. Reprendre le pouvoir sur nos propres récits et les faire

TEXTE Fanny Marlier PHOTO Renaud Monfourny

circuler au-delà des frontières sans se soucier de l’image que l’on renvoie – et donc de notre physique – est très fort.

Charlotte Pudlowski — C’est exactement ça, c’est l’un des rares espaces où des femmes peuvent échanger sans avoir la parole coupée, ce qui représente un gros enjeu dans l’espace médiatique. C’est la force du podcast : il n’y a que le contenu qui compte, les idées fortes. Il rend possible cette prise de pouvoir.

Victoire Tuaillon — Ce format permet de faire entendre des voix qui n’ont pas été entendues, c’est certain. Mais, attention, soulignons tout de même que les femmes à la tête de ces podcasts féministes à succès sont toutes blanches et de classes sociales supérieure­s. Ce sont certaines voix.

De quoi ne parle-t-on pas assez dans les médias mainstream d’après vous ?

Charlotte Pudlowski — C’est dur comme entretien ! (rires) Il y a dix ans, lorsque nous débutions en tant que journalist­es, on parlait du féminisme via le harcèlemen­t de rue, et on interrogea­it

donc la place des femmes dans l’espace public. Depuis quelques années, on se rapproche de plus en plus de l’intime et de l’enfance, notamment grâce aux révélation­s d’Adèle Haenel, de Vanessa Springora (l’autrice du Consenteme­nt – ndlr) et de Sarah Abitbol (patineuse artistique qui a témoigné contre son ancien entraîneur – ndlr). Mais l’intime reste encore un sujet ultrasubve­rsif et ultra-problémati­que pour les médias mainstream, il y a toujours cette idée selon laquelle ces questions ne doivent pas être traitées par des journalist­es mais rester l’apanage des familles. C’est ce que décrit très bien la journalist­e et militante Alice Coffin dans Le Génie lesbien (Grasset, 2020 – ndlr) lorsqu’elle explique l’obsession de neutralité du journalism­e, qui n’est autre que le regard dominant déguisé. On vit encore dans l’idée que certains tabous ne doivent pas être exposés car cela ne se fait pas ou bien parce que c’est “sale”.

Victoire Tuaillon — Je pense aussi que ce n’est pas uniquement une histoire de sujets, mais de la façon dont on en parle. Clairement, il n’y a aujourd’hui presque pas de connexions entre ce que nous apprennent les sciences sociales et le journalism­e. Je ne comprends même pas comment l’on peut prétendre porter un regard sur le réel en n’ayant aucune grille de lecture liée à la classe sociale, au genre, à la race, à la sexualité… Tous ces éléments qui ont un profond effet sur le réel. Beaucoup de journalist­es ne sont pas formé·es à ces questions, ne s’y intéressen­t pas, estiment qu’elles sont secondaire­s et continuent de porter leur regard sur le réel qui est – comme le montre la sociologie des médias – un regard de personnes dominantes dans la société. C’est ce que l’on a constaté avec le traitement médiatique de la crise des Gilets jaunes, où les médias n’ont rien compris. Il en résulte un paysage médiatique assez pauvre.

“Je ne comprends même pas comment l’on peut prétendre porter un regard sur le réel en n’ayant aucune grille de lecture liée à la classe sociale, au genre, à la race, à la sexualité…” VICTOIRE TUAILLON

“L’intime reste encore un sujet ultra-subversif et ultra-problémati­que pour les médias mainstream”

Victoire, tu as écrit un livre dans lequel tu as adapté tes entretiens des Couilles sur la table. En quoi était-ce important de passer à ce travail d’écriture littéraire ?

Victoire Tuaillon — La facilité aurait consisté à simplement reprendre les retranscri­ptions de mes entretiens, mais je trouvais que ça aurait été une sorte d’arnaque de demander aux gens de payer pour ça. D’abord, c’était très important de faire ce travail de réflexion et de faire le bilan de ces deux années de podcast dans lequel j’ai rassemblé beaucoup de savoirs et d’analyses. Ecrire ce livre m’a permis d’asseoir en quelque sorte mon expertise sur la question des masculinit­és. C’était aussi une sorte de cadeau pour mes auditeur·trices qui souhaitent aller plus loin dans la réflexion. Le podcast est gratuit, et là, des gens ont payé pour mon livre.

Charlotte Pudlowski — Et ils et elles l’ont fait massivemen­t. Victoire Tuaillon — Oui ! (rires) Je ne boude pas mon plaisir, je suis très contente. Cela a permis aussi de donner une certaine légitimité au podcast. Parfois, des gens me croisent dans la rue et me disent : “Dis donc, ça a l’air de bien marcher ton p’tit podcast.” (rires)

Charlotte Pudlowski — Mais qui sont ces gens ?

Victoire Tuaillon — Des anciens collègues.

Charlotte Pudlowski — Tu as raison, le livre permet d’asseoir sa légitimité dans les médias. D’ailleurs, Libération a fait ton portrait au moment de la sortie de ton livre. En France, dès lors que tu écris un livre, tu deviens une “vraie” personne qui mérite d’exister socialemen­t et publiqueme­nt. Alors que le podcast crée pourtant une grande communauté, avec des habitué·es, des gens qui suivent chaque épisode de manière assidue. Mais il y a un autre pan du monde qui estime que notre travail est simplement “mignon”. Parce que, effectivem­ent, ce n’est pas encore rentré dans la sphère de la culture légitime. C’est intéressan­t d’ailleurs de voir le pont qui existe entre perception économique et enjeu culturel. Le fait que les livres de Victoire, de Lauren Bastide ( Présentes, Allary Editions, 2020 – ndlr) ou d’Alice Coffin soient en rupture de stock dans certaines librairies le jour de leur sortie, ça dit aussi : “Publiez les féministes parce que ça marche !” Lorsque les choses existent économique­ment, cela les accrédite, et tout devient un peu plus possible.

CHARLOTTE PUDLOWSKI

Charlotte, tu viens de sortir Ou peut-être une nuit, un podcast sur le douloureux sujet des viols intrafamil­iaux et du silence qui les entoure. La réalisatio­n est saisissant­e, elle fait entendre la pesanteur des silences, mais aussi la révolte sourde des victimes.

Charlotte Pudlowski — Alice Coffin m’a appris la notion d’“éthique de réception”. C’est l’idée préconçue selon laquelle les féministes agiraient de manière inconséque­nte alors que, en réalité, elles se posent constammen­t la question de l’éthique de réception de leur discours. Tout au long de la réalisatio­n, sans que je la nomme de cette manière, cela a été mon obsession.

Je savais que l’inceste pourrait freiner certain·es de faire la démarche d’écouter six d’épisodes sur ce sujet. Je voulais que le podcast reste accessible tout en étant exigeant et audible pour que cela ne soit pas glauque, et qu’à la fin tout le monde ait envie de faire la révolution. Laisser les silences, effacer la peur, la reprise de L’Aigle noir de Barbara… Tout cela fait partie d’une chorégraph­ie de l’écoute. Dans les témoignage­s que j’ai recueillis, j’ai été frappée de voir à quel point la parole charriait tout ce que ces personnes avaient vécu. Que ce soit dans le débit précipité – comme si elles ne voulaient pas déranger – ou dans le ton très détaché – comme si les mécanismes de dissociati­on mis en place pour survivre étaient contenus dans leur voix.

Victoire Tuaillon — Je trouve Ou peut-être une nuit absolument remarquabl­e. Charlotte n’aurait jamais pu faire la même chose en film ou en livre ; elle s’empare de tous les codes du podcast pour faire un documentai­re brillant. Pendant six heures, l’auditeur·trice est embarqué·e et transformé·e à jamais par cette expérience sonore.

Charlotte Pudlowski — A propos des silences, Laure Adler (journalist­e et productric­e de L’Heure bleue, sur France Inter – ndlr) a raconté récemment une anecdote très éloquente : à la radio, quand il y a un silence trop long, une alarme se déclenche car cela signifie qu’il y a un problème technique ou un danger. Par définition, la radio n’accepte pas les silences.

Victoire Tuaillon — Dans Les Couilles sur la table, je souhaitais avant tout mettre la forme au service du sens. Au montage, j’enlève tout ce qui ne sert à rien. Aussi dans un souci d’éthique de réception d’ailleurs, car je répète tout le temps qu’on n’use pas impunément du temps des gens. Bon, cela dit, j’ai explosé les durées au fur et à mesure des épisodes en passant de trente minutes à parfois plus d’une heure, mais j’estime que cela vaut la peine. Dans mon nouveau projet, Le Coeur sur la table, j’essaie d’explorer une réflexion beaucoup plus poussée sur la forme. En termes d’esthétique, je ne peux par exemple jamais terminer un podcast de Charlotte Bienaimé sans pleurer. Ses créations sont très abouties dans l’art de la musique et du soin apporté aux voix – je n’ai encore jamais écouté un équivalent à la radio. On apprend plein de choses et, en même temps, c’est une vraie expérience sonore. C’est très intense émotionnel­lement.

Charlotte Pudlowski — Il y a énormément d’expériment­ations aujourd’hui dans le podcast, je pense par exemple à Qui est Miss Paddle ? de Judith Duportail, qui est très puissant en termes d’écriture. Les enjeux artistique­s sont très forts et j’ai hâte de voir comment le marché va se consolider et permettre toutes ces créations.

Ou peut-être une nuit par Charlotte Pudlowski, un podcast, de la série Injustices, produit par Louie Media Les Couilles sur la table par Victoire Tuaillon, un podcast produit par Binge Audio

 ??  ?? Gloria Steinem, figure féministe des années 1970, journalist­e et cocréatric­e de Ms. Magazine. Les podcasts poursuiven­t aujourd’hui son travail sur les questions de genre, de lutte des classes et de race
Gloria Steinem, figure féministe des années 1970, journalist­e et cocréatric­e de Ms. Magazine. Les podcasts poursuiven­t aujourd’hui son travail sur les questions de genre, de lutte des classes et de race

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