Les Inrockuptibles

Une femme disparaît

Pour son premier roman, L’Arrachée belle, Lou Darsan suit la trace d’une femme qui fuit tous les bonheurs balisés qui l’empêchent de vivre. Un style remuant pour un somptueux récit de déformatio­n.

- Gérard Lefort

LE CHOC DE “L’ARRACHÉE BELLE”, PREMIER LIVRE DE LOU DARSAN, tient à son style qui n’est que la sudation de ses humeurs. Humeurs vagabondes, écriture nomade. D’une seconde à l’autre, une femme s’en va pour délaisser un homme qui n’est que le paradigme d’autres “bonheurs” l’assignant à résidence. Le roman de formation est un genre connu. Lou Darsan invente le roman de déformatio­n.

Démissionn­er, se déserter. En voiture, en stop et finalement à pied, celle qui n’a ni nom ni prénom se dit : “Il lui faudrait nager encore, dans une eau froide, vers le large, dépasser l’écume mousseuse et la barre des vagues, se déchirer les bras et le coeur dans l’océan, nager jusqu’aux limites du monde et aux gueules sanglantes des monstres marins qui les gardent.” L’écrit de ce cri est animal, rugissemen­t ou grognement, jamais gazouillis. Parfois le chambardem­ent est tel qu’il gagne la géographie des phrases : blancs intempesti­fs, alinéa bouleversé, pour rendre visible autant que lisible la rage qui sort le récit des gonds de la typographi­e ordinaire. Par exemple quand il s’agit de fantasmer

“un putain de massacre au rayon épicerie”.

Sur le tard de son roman Lou Darsan cite Virginia Woolf. Sa “chambre à soi”, sa chambre à elle, c’est une chambre d’échos, ouverte à l’univers et aux puissances qui y fulgurent, un état de nature qui n’a rien à voir avec la sauvagerie et tout à faire avec la poésie : “Elle s’arrache à l’eau glacée, elle grelotte, le bleu des lèvres comme celui des yeux. A quatre pattes sur le limon, et le corps hors de contrôle. Elle se lève et chancelle. Tombe. Se relève, s’appuie sur la paroi. Les dents qui s’entrechoqu­ent, un nouveau rythme, un son auquel s’accrocher pour tenir debout. A grandes gifles, elle se frappe les bras, le sternum, le ventre, les fesses, les cuisses. Elle frappe le sol avec les pieds. Elle foule le limon, elle rebondit, les paupières closes, elle écoute ses dents, son torse est une transe désordonné­e, elle ne sait plus où sont ses jambes, elle se cogne, son bassin est un pendule. Elle est articulati­on & coeur

& peau & sang. Elle est femme-qui-danse-sousla-montagne.” Comme une indigène indomptabl­e, la dernière des mohicanes, comme une Tzigane sauvage, belle, arrachée et échappée, qui nous venge des geignardis­es minaudière­s infestant la plupart de la littératur­e indexée sous le label commercial “livre de femme”.

L’Arrachée belle (La Contre Allée), 160 p., 15 €

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