Les Inrockuptibles

Collapse au logis

Avec un récit de peinture en autant de chapitres qu’il y a de salles, EMILY SUNDBLAD crée une fable fiévreuse qui mesure l’écart entre l’insoucianc­e des années 2000 et la période trouble qui s’ouvre à nous.

- Ingrid Luquet-Gad

LA PEINTURE DE CONFINEMEN­T EST DÉJÀ UN GENRE : c’est une nature morte au bord de la crise de nerfs. Réalisée sur le motif qu’elle pourrait représente­r, elle procède d’une économie domestique. Faute d’atelier, faute de matériel adéquat, elle recouvre la paperasse qui se trouve sous la main, insignifia­nte dès lors que le cours du monde est suspendu. Alors, les arabesques colonisent tous ces vestiges d’un réel brumeux, couvrent de fleurs et de félins les factures et les relevés bancaires. Les motifs sont ordinaires, le style également, car peu importe : il s’agit ici d’une activité thérapeuti­que, permettant de s’évader le pinceau à la main.

Peu à peu, la reproducti­on répétée de ce que l’on a sous les yeux, cette calligraph­ie exécutée à la va-vite comme d’autres gribouille­nt en parlant au téléphone, s’orne de variantes. Les scènes se font tropicales ; un palmier, un léopard, un singe s’invitent dans le paysage ; un lagon s’ouvre à perte de vue. Et puis, les détails apparaisse­nt : c’est un crâne dont les orbites vides contemplen­t un caniche, c’est le chameau devenu accro à la nicotine (fume-t-il des Camel ?), une pince bleue de homard qui s’échappe de la manche d’un trench-coat. A ce stade, déjà, on se dit que ça ne va plus très bien, on se rappelle l’anecdote qui relate que Jean-Paul Sartre, dans les années 1970, crut devenir fou à force de s’imaginer poursuivi par une cohorte de homards. Pour parachever la montée crescendo, voilà que le félin domestique se transforme en satyre, met son humain à quatre pattes, et que tout vire au rouge, d’une teinte de sang à peine caillé.

Voilà, en accéléré, la progressio­n qu’organise, au fil des salles de la galerie Campoli Presti à Paris, l’exposition d’Emily Sundblad. Le cadre est bien celui-là, rassemblan­t un ensemble de peintures, huiles et gouaches, réalisées durant l’été, alors que l’artiste basée à New York se retrouvait bloquée à Nice. L’invention d’un récit colle bien au personnage de cette artiste, également cofondatri­ce (en 2003, avec John Kelsey) de la galerie new-yorkaise Reena Spaulings, dont le nom fut d’abord celui d’un personnage de roman puis celui d’une artiste fictive : l’identité se décline, anonyme et collective comme l’est un cadavre exquis. Avec Promenade des Anglais, on se doute que le récit déployé est plus complexe qu’un simple reflet d’une situation donnée.

D’autant que l’Emily Sundblad artiste et galeriste est aussi chanteuse et performeus­e, refusant d’apparaître là où on l’attend. Par des indices savamment distillés, elle enclenche une autre fiction. Il y a la progressio­n narrative, et ces affiches encadrées bégayant les informatio­ns de l’exposition, ou encore, et c’est trop beau pour y croire, ces scènes de domination sexuelle d’animaux, qui soumettent des humains, esquissées sur le papier à lettre de l’Hôtel Sacher à Vienne.

Reena Spaulings racontait la vie d’une it-girl dans un New York post-11Septembr­e, naviguant dans le glamour d’une époque insouciant­e qui n’est plus, Cette époque, Promenade des Anglais l’embaume et la fait muter en fable déliquesce­nte dans laquelle l’héroïne, cette it-girl qui a bien vieilli et descend désormais au Negresco, regarde impuissant­e la nature reprendre ses droits et faire d’elle son jouet. Plutôt qu’à un satyre, on aurait affaire au vautour punissant Prométhée.

Promenade des Anglais jusqu’au 17 octobre, galerie Campoli Presti, Paris

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Untitled, 2020
Vue de l’exposition, Emily Sundblad, Untitled, 2020

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