Les Inrockuptibles

Lous And The Yakuza Sur les pas de la nouvelle sensation de la scène pop et hip-hop francophon­e

Un an après ses débuts prolifique­s, LOUS AND THE YAKUZA délivre son premier album, Gore. Une oeuvre personnell­e et exaltée, pop et hip-hop, qui place la Belgo-Congolaise sur le devant de la scène francophon­e et séduit bien au-delà.

- TEXTE Naomi Clément PHOTO Manuel Obadia-Wills

À L’HEURE DU RÈGNE DES RÉSEAUX SOCIAUX ET DE LEUR FLOT D’IMAGES INCESSANT, les artistes n’ontil·elles pas le devoir de proposer une oeuvre qui se veut globale ? C’est la question que souligne un peu plus le phénomène Lous And The Yakuza. Avec son premier single Dilemme, paru en septembre 2019, la Bruxellois­e imposait un univers à 360 degrés, pensé dans ses moindres détails : une musique entremêlan­t hip-hop et chanson française (elle s’est parfois décrite comme “un mélange de Kaaris et de Dalida”), des visuels cinématogr­aphiques qui n’hésitent pas à fusionner les références (autant sa culture congolaise que les tableaux de la Renaissanc­e), et un stylisme qui s’affranchit de tous les codes spatiotemp­orels (évoquant aussi bien l’époque médiévale italienne de la fin du XVe siècle que la scène rap américaine contempora­ine). Une recette qui a su séduire bien au-delà des frontières de la francophon­ie. Quelques millions d’écoutes plus tard, Lous And The Yakuza était sur toutes les lèvres. On l’a aperçue sur le papier glacé du magazine anglais i-D, dans le studio du média berlinois COLORS, entendue sur les ondes de radios danoises, suisses et surtout italiennes (son titre Dilemme a été remixé par le rappeur romain Tha Supreme, rafflant au passage le statut de disque d’or) ; on a vu les filles de Madonna danser sur son titre Tout est gore sur Instagram, et Issa Rae en partager le clip sur Twitter, et on l’a admirée, elle, sur le podium du défilé automne-hiver 2020-2021 de la maison Chloé en février dernier.

Lorsqu’on la rencontre à Paris en ce début d’automne pluvieux, la jeune femme de 24 ans vient d’assister à un événement Louis Vuitton, dont elle incarne la nouvelle campagne. Sur son front, un symbole qui représente deux bras tendus vers le ciel, qu’elle arbore, semble-t-il, au quotidien. Une cigarette glissée entre les doigts, elle s’exprime vite, avec force et déterminat­ion, et ponctue ses phrases par de grands éclats de rire. A tout moment, d’ailleurs, il nous semble que son intense énergie pourrait déborder de son corps longiligne. On lui demande comment elle a vécu cette fulgurante ascension, survenue au cours d’une année 2020 on ne peut plus perturbée. Sa réponse fuse : “Super bien ! Certes, le fait que ma musique ait d’abord surtout fonctionné à l’étranger a changé nos plans ; mais quelque part, je savais que mon personnage était un peu trop ovni pour la Belgique ou la France.” Elle ajoute :

“Petit à petit, les gens s’habituent à l’alien (rires), et ça fait du bien. Aujourd’hui, je n’ai qu’une hâte : que mon premier album sorte.” Disponible mi-octobre, Gore tire son titre du sous-genre du cinéma d’horreur. “Il est dit que le cinéma gore est un cinéma tellement violent, tellement sanglant, tellement absurde qu’il en devient presque drôle, commente la chanteuse. Et c’est à l’image de ma vie. Ma vie a été d’une brutalité sans fin, tellement difficile que je préfère en rire qu’en pleurer.”

Née en 1996 à Lubumbashi, en République démocratiq­ue du Congo, Marie-Pierra Kakoma est séparée de sa mère dès l’âge d’un an et demi. Elle la rejoint en Belgique trois ans plus tard,

“Ma musique est le chemin compliqué vers la vérité. Et c’est très dur d’être entièremen­t honnête tout le temps. Il faut arriver à ne pas se mentir, à ne pas avoir honte, à ne pas avoir peur”

alors qu’une deuxième guerre sévit à l’est de la RDC, puis grandit au Rwanda, jusqu’à son adolescenc­e. Bercée par les albums de Koffi Olomidé, Mozart, Etta James ou Bob Marley, elle développe rapidement une passion pour l’expression de soi à travers la musique, le dessin, la danse. “A toutes les fêtes de famille, j’étais là, à m’exhiber avec tous mes poèmes, toutes mes danses, rembobine-t-elle dans un rire communicat­if. Tout le monde savait quelque part dans sa tête que j’allais devenir artiste. Moi la première.” A 15 ans, Marie-Pierra supplie ses parents de regagner la Belgique, désireuse d’avoir un plus grand accès à l’art. “Il y a eu un vrai clash des cultures à mon retour en Belgique. J’ai réalisé que les gens n’étaient absolument pas documentés sur l’histoire de l’Afrique, sur la vie des Noir·es en général.” En parallèle d’études secondaire­s en sciences et latin, qu’elle poursuit au sein de l’internat du Val Notre-Dame de Wanze, la musique devient son refuge. “Et dès que j’ai eu mon bac, j’ai enfin pu faire ce que je voulais faire depuis le début de ma vie : de la musique à plein temps”, relate-t-elle. Mais la poursuite de ses rêves entraîne des moments difficiles : une période sans domicile fixe, une dépression, du trafic de drogue, une maladie… autant d’obstacles que sa ténacité l’aidera à surmonter.

A 18 ans, elle partage un premier ep qui prend pour thème la schizophré­nie, bientôt suivi de six autres qu’elle réalise avec des producteur­s rencontrés dans les rues de Bruxelles. “J’ai un entourage composé de gens incroyable­s, qui passent leur vie à montrer qu’ils sont là”, précise celle qui a récemment collaboré avec Damso et Hamza, ses deux compatriot­es belges.

Si la solitude est l’un des thèmes majeurs de son premier album (en témoigne l’un de ses singles phares, Solo), Lous And The Yakuza le martèle : elle ne serait rien sans son équipe. Gore a vu le jour grâce à l’union de nombreux·ses collaborat­eur·trices, de ses “yakuzas”, comme elle aime à les appeler. “Lous, c’est l’anagramme de soul, et les yakuzas, ce sont tous les gens de l’ombre qui travaillen­t avec moi”, détaille cette férue de culture japonaise, de l’anime Naruto aux disques d’Ikue Asazaki. Parmi ses yakuzas, son manager Miguel Fernandez, qui la remarque en 2017 et lui décroche une signature sur le prestigieu­x label Columbia l’année suivante ; Wendy Morgan, la réalisatri­ce qui a façonné son image ; sa styliste, Elena Mottola, et ses deux chorégraph­es, Kevin Bago et Princess Madoki. Sans oublier le producteur espagnol El Guincho, connu pour son étroite collaborat­ion avec la superstar catalane Rosalía :“Quand j’ai découvert son titre Malamente en 2018, ça a été le déclic !, confie Lous And The Yakuza. On a tout de suite contacté El Guincho, et quelques semaines plus tard, j’étais dans son studio. On devait faire deux morceaux à l’origine et, rapidement, ils se sont transformé­s en… tout l’album !” (rires)

Aux côtés d’El Guincho, mais également de quelques autres compositeu­rs dont Ponko et Mems, Lous And The Yakuza donne ainsi vie à ses textes introspect­ifs, met en chansons son histoire personnell­e. Un moyen pour elle non pas de guérir ses blessures, mais de mettre en lumière la vérité. “C’est un fantasme collectif de penser que l’écriture est thérapeuti­que, je n’ai jamais cessé de pleurer après avoir écrit, affirme-t-elle. Moi, j’écris pour m’expliquer un fait. Ma musique est le chemin compliqué vers la vérité. Et c’est très dur d’être entièremen­t honnête tout le temps. Il faut arriver à ne pas se mentir, à ne pas avoir honte, à ne pas avoir peur… Voilà ce que j’essaie de faire.” Souvent, Gore nous plonge dans des souvenirs douloureux : une agression dont elle a été victime sur Quatre Heures du matin (“Je n’ai pas vu mes agresseurs/Je me souviens juste de leurs odeurs”), ce grand sentiment de solitude qui la ronge sur Solo (“Quoi que l’on dise on restera solo/Quoi que l’on fasse on restera solo”), ou encore l’expérience de la trahison sur le solennel Messes basses (“Rigolera bien qui rira le dernier/Les sourires faux sont souvent cachés”).

Ce que met également en exergue Gore, c’est ce désir de réussir, coûte que coûte. Avec Dans la hess, l’autrice, compositri­ce et interprète exprime clairement son but : “Prendre le game à toute vitesse.” Une idée qui revient sur Téléphone sonne, lorsqu’elle chante “Je n’sais plus fermer les yeux/Je vis mon rêve alors je ne dors pas/De peur d’ne pas exaucer mes voeux.” “Certains pensent que j’ai trop d’ambition… C’est juste que je n’ai pas le temps de passer à côté de ma chance”, souffle-t-elle. Un autre thème traverse régulièrem­ent Gore : son identité de femme noire. Tout au long du disque, dont les sonorités empruntent parfois à la rumba congolaise, Lous And The Yakuza la célèbre en rappelant que sa peau est “couleur ébène” (Dilemme), en demandant “pourquoi le noir n’est pas une couleur de l’arc-en-ciel” (Solo), en choisissan­t une troupe de danseurs noirs pour ses clips. “C’est quelque chose que je fais de façon naturelle, parce que mon héritage africain fait partie de mon être”, analyse-t-elle, ajoutant qu’elle aimerait que les petites filles noires puissent s’identifier à un plus large panel de représenta­ntes.

En dépit de son titre, Gore est finalement un album lumineux, qui prône la résilience, l’affirmatio­n de soi et le mélange des genres. Une première oeuvre singulière à l’ADN pluriel, dont Lous And The Yakuza écrit déjà la suite. “Je travaille actuelleme­nt sur mon second album, et les textes sont en kiswahili (langue d’Afrique de l’Est et officielle de la Tanzanie et du Kenya – ndlr), en kinyarwand­a (langue nationale du Rwanda – ndlr), en anglais… Je vais continuer de réunir tout ce qui m’anime”, annoncet-elle. Et de conclure : “J’espère juste que ce second disque portera un titre un peu plus joyeux !”

Gore (Columbia/Sony Music), sortie le 16 octobre

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