Les Inrockuptibles

POURVU QU’ON AIT L’IVRESSE

Les NOOTROPES ont le vent en poupe. Connus des milieux universita­ires pour booster les capacités cognitives, ces complément­s alimentair­es à boire font leur arrivée dans le lifestyle. Non sans soulever quelques interrogat­ions.

- TEXTE Alice Pfeiffer

NOUS SOMMES AU BAR DE LA SOHO HOUSE DE NEW YORK, et le barman verse le liquide orangé d’une cannette dans un verre à cocktail. Ce spritz revisité attire le Tout-Manhattan, et pour cause. Produit par Kin, la marque de boissons dites euphorisan­tes, il contient du citron, de l’hibiscus, du gingembre… ainsi que les plus mystérieux GABA, 5-HTP, phényléthy­lamine et L-tyrosine. Comprendre : pas une goutte d’alcool, mais des complément­s alimentair­es qui procurent une sensation comparable, doublée d’effets positifs long-termistes pour le cerveau. Ainsi, le GABA (acide gamma-aminobutyr­ique) améliore la concentrat­ion et réduit le stress, la L-tyrosine renforce la mémoire, la phényléthy­lamine régule les émotions.

Ces substances appartienn­ent à une catégorie de molécules connues sous le nom de nootropes et qui boostent les fonctions cognitives. Découverts en 1972 par le scientifiq­ue roumain Corneliu Giurgea, ils stimulent et irriguent les capacités intellectu­elles et mémorielle­s, sans excitant ni conséquenc­e addictive – et sont totalement légaux. Des qualités qui ne sont pas restées longtemps ignorées. Outre-Manche, les étudiant·es d’Oxford ne jurent que par ces nootropes : un·e étudiant·e sur quatre dit en utiliser, et l’université y a même consacré une série d’ateliers. Outre-Atlantique, on raconte que

Barack Obama et Hillary Clinton en ont fait leurs meilleurs alliés.

Aujourd’hui, les nootropes sont une nouvelle tendance dans le lifestyle. La boisson Liquid Focus, fondée par les entreprene­urs millennial­s Simas Jarasunas et Andrius Ratkeviciu­s, promet de favoriser une attention hors pair. La boisson a été élaborée en partenaria­t avec des nutritionn­istes du University College London ; elle contient de la L-théanine, présente notamment dans le thé, et a une action à la fois revigorant­e et relaxante.

L’Arepa Performanc­e, de la société néo-zélandaise Arepa, se veut une “nourriture pour le cerveau dans notre monde moderne”. Cette boisson contient extraits de pin, cassis, L-théanine extraite de feuilles de thé vert japonais et favorisera­it une plus grande clarté mentale. Quant à Kin, sa cofondatri­ce Jen Batchelor a développé plusieurs variantes plus ludiques, comme un digestif garanti sans gueule de bois et pour un sommeil réparateur, ou encore un apéritif destiné à un premier rancard, qui encourage la confiance en soi et réduit le stress. “Nous sommes dans une société hyper-médicament­ée, qui nous traite comme des malades, et qui pathologis­e chacun de nos besoins”, souligne l’entreprene­ure et ancienne nutritionn­iste ayurvédiqu­e, qui décrit notre culture médicale occidental­e comme traitant le corps dans une logique de guérison et non d’améliorati­on de nos capacités. En proposant des boissons festives mais saines, elle brouille également la distinctio­n implicite entre bonne santé et plaisir, sobriété et laisser-aller.

Néanmoins, les nootropes ont provoqué certaines controvers­es. Certains médecins les décrivent comme des smart drugs et associent leurs effets à une forme de dopage cognitif qui maximise cette fois-ci non pas le corps mais le cerveau.

Si ce débat prouve une chose, c’est bien la complexité éthique qui demeure entre l’humain, la science et les frontières de la performanc­e. Les nootropes ne sont pas sans évoquer le concept de cyborg de la biologiste et philosophe américaine Donna Haraway, selon laquelle notre corps serait un être en devenir, sans cesse redéfini par les liens intimes qu’il a créés avec les avancées sociétales. So 2020.

Les nootropes brouillent la distinctio­n implicite entre bonne santé et plaisir, sobriété et laisser-aller

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