Vue sur Chinatown
Brillant pastiche d’un scénario d’une série B de kung-fu, le nouveau roman de l’Américain CHARLES YU déconstruit les clichés qui collent à la communauté asiatique et les illusions du rêve américain.
“CHINATOWN, INTÉRIEUR” EST UN OBJET ÉTRANGE. Un livre aux allures de scénario, avec la charte graphique que tout script se doit de respecter. Son auteur, qu’on connaît pour son premier roman, le formidable Guide de survie pour le voyageur du temps amateur, ainsi que ses nombreuses nouvelles, qu’on a toujours plaisir à lire dans le New Yorker, est aussi scénariste pour la télévision, notamment la mythique série Westworld. Son nouveau roman s’inspire de sa propre histoire, celle d’un Américain d’origine asiatique ayant grandi en Californie et pour lequel le rêve américain a souvent viré au cauchemar.
Son héros et alter ego, Wu Willis, est présenté dès la première page du livre, comme le veut un scénario : “Acteur (asiatique) / Fils Indigne / Livreur (…) / Asiat’ de Service.” Sa mère a “joué (dans le désordre) : Jolie Fleur d’Orient / Séductrice Asiatique (…) Un Peu Moins Jeune Femme Dragon / Vieille Asiat’ (Femme).” Acteur·trices pour de vrai à Hollywood, ou acteur·trices seulement de leurs misérables existences ? Les personnages de Chinatown, intérieur ne se pensent que dans ces rôles auxquels les réduit la société américaine, ces clichés et stéréotypes racistes produits par la machine à rêves hollywoodienne.
Enfant, Wu a rêvé “comme tous les maigrichons à face de citron du quartier” de devenir “Mister Kung Fu”, héros magnifique façon Bruce Lee. Sauf que, entre ces chimères et la vraie vie, il y a un gouffre. Il y a ce HLM insalubre de huit étages où lui et ses proches s’entassent. Ce père qui n’est pas le maître d’art martial grimpant aux murs qu’il s’imaginait, mais un vieillard gâteux qui mange ce qu’il dégotte dans les poubelles. Cette mère, “Vieille Asiat’ (Femme)”, serveuse dans un rade glauque Le Pavillon de Jade.
Ses parents, écrit Yu, ont “perdu le script en cours de route, leur histoire d’amour est devenue film historique, l’histoire d’une famille d’immigrés, puis celle de deux personnes qui essaient de s’en sortir”. Une histoire dans laquelle réalité et fiction se confondent sans cesse. Comme c’est souvent le cas à Los Angeles, notamment là où se déroule l’intrigue, Chinatown, ce quartier historique de la communauté d’immigrés chinois devenu, au fil des ans et des tournages, un pâle reflet de lui-même, comme un gigantesque décor de carton-pâte. “Vous êtes censés être là, dans un nouveau pays plein d’opportunités, constate le narrateur, mais sans savoir comment, vous vous retrouvez piégés dans une version de pacotille de votre ancien pays.”
L’American dream, on n’y arrive finalement jamais, même quand on y est, aux Etats-Unis. Chinatown, intérieur cristallise parfaitement ce sentiment étrange, troublant, hyperréel, que quiconque ayant déjà vécu en Californie a probablement déjà ressenti. Cette impression de se retrouver dans une sorte de “gigantesque simulacre”, comme Jean Baudrillard qualifiait les Etats-Unis, Truman Show ou hallucination collective, où chacun tient son rôle plus ou moins consciemment, en suivant les codes, conventions, le storytelling hollywoodien.
Il est plus facile de raconter sa vie comme un film quand on vit dans les bas-fonds du rêve américain que de regarder sa réalité en face. C’est ce que suggère subtilement ce roman, en épousant cette forme de faux script de série B. Chinatown, intérieur n’a pas, pour autant, le cynisme brillant d’un Bret Easton Ellis ; il allie plutôt la sensibilité d’un Jonathan Lethem à l’humour déjanté d’une comédie des frères Farrelly. Wu se retrouvera à jouer un vrai rôle, celui de “l’Asiat’ de Service”, dans Noir et Blanc, une série où deux flics beaux, sexy, l’un afro-américain l’autre blanc, arpentent son territoire de Chinatown. Hors plateau, il se lie d’amitié à “Noir”, et les deux acteurs s’imaginent écrire un jour leur propre long métrage, qu’ils appelleraient Noir et Jaune. “Vous cognez vos gobelets, écrit Yu, à ce qui, vous le savez, n’arrivera jamais.” Ce qui n’est heureusement pas tout à fait exact.
De plus en plus de films, par des minorités et sur des minorités, sortent en effet, enfin, outre-Atlantique. Comme les deux blockbusters de 2018, Black Panther et Crazy Rich Asians. Le rêve américain n’est peut-être pas tout à fait mort, au bout du compte. Du moins, dans sa version hollywoodienne.