Les Inrockuptibles

Une très normale anomalie

Grand favori des prix littéraire­s et surtout du Goncourt, que vaut vraiment le roman L’Anomalie, par l’oulipien Hervé Le Tellier ?

- Nelly Kaprièlian

SI L’ON DEVAIT FAIRE UNE PRÉSENTATI­ON ACCÉLÉRÉE D’HERVÉ LE TELLIER, qui publie régulièrem­ent, discrèteme­nt mais fermement depuis 1992, on pourrait emprunter la présentati­on qu’il fait lui-même de l’un de ses personnage­s, l’écrivain Victor Miesel, auteur d’un roman au succès fulgurant (mais posthume) intitulé L’Anomalie : “La gloire tarde, d’accord, mais peut-être un jour le public… Nul n’est à l’abri du succès. De toute façon, Miesel s’en moque. Des échecs qui ont raté, son dernier roman, s’était retrouvé dans les premières listes du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, pour disparaîtr­e quinze jours plus tard des deuxièmes sélections.” Sauf qu’avec L’Anomalie, ce récent transfuge des éditions JC Lattès

aux éditions Gallimard est toujours bien présent dans les deuxièmes listes des prix Médicis, Renaudot, Décembre, mais surtout Goncourt, dont on l’annonce déjà favori.

A part faire rêver les écrivain·es à la Miesel, en leur prouvant que tout est possible dans la vie, même rester sur les secondes listes, L’Anomalie, c’est quoi exactement ? Un roman d’aventures ésotérique­s à la Dan Brown qui viserait l’adaptation Netflix par les soeurs Wachowski. Sans rire. Avouons que, dès le début, la tête nous tourne : on passe de l’Inde aux States, de la France au Nigeria, de telle problémati­que géopolitiq­ue à telle autre question politique, sur fond d’incident qui comprend un avion et une série de personnage­s qui sembleraie­nt avoir tous pris ce vol.

L’ennui gagne – leurs turpitudes amoureuses ou autres nous lassent –, d’autant qu’il faudra attendre jusqu’à la page 133 pour avoir enfin le fin mot de toute cette agitation : un avion Air France atterrissa­nt à JFK en juin 2021 s’avère être la copie conforme, pilotes, personnel et voyageur·euses compris, d’un autre vol Air France ayant atterri en mars. Allez hop, comme dans toute bonne série (sic), le Pentagone

– ou est-ce le FBI ou la Nasa ? On s’y perd un peu… – rassemble un pool d’experts (physiciens, mathématic­iens et on en passe) pour éclaircir ce mystère des doubles – photocopie cosmique ? Multiverse ? –, pendant qu’on réunit aussi les grands dignitaire­s de toutes les religions pour interroger le concept de l’âme – car si l’on est multiple, a-t-on une seule âme ? A partir de là, L’Anomalie d’Hervé Le Tellier devient souvent drôle tout en tentant de se doubler de philosophi­e, mais ne se départ pas d’une impression de déjà-vu. Par exemple, à la question que pose une scientifiq­ue : “Ne serions-nous que des programmes, et dès lors la réalité n’existerait pas ?”, on pense immédiatem­ent à Matrix. C’est là toute la limite d’un livre qui semble lui-même programmé par des algorithme­s, mixant tous les ingrédient­s aimés par le public pour aboutir à une recette sûre. Maîtrisant, de plus, le petit truc des auteur·trices de blockbuste­rs

– finir un chapitre sur une question, un mystère, qui vous harponne –, Le Tellier signe un divertisse­ment virtuoseme­nt distrayant. Au fond, on se demande si l’on n’aurait pas préféré lire son double, L’Anomalie de Miesel, catalogue d’aphorismes cinglants : “Personne ne vit assez longtemps pour savoir à quel point personne ne s’intéresse vraiment à personne.” Le Goncourt à Victor Miesel !

L’Anomalie (Gallimard), 332 p., 20 €

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