Les Inrockuptibles

Nazis dans le rétro

Dans un huis clos entre farce et tragédie, ALAIN FRANÇON et le trio d’acteur·trices Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon trouvent le ton juste pour s’emparer d’un brûlot antinazi de Thomas Bernhard.

- Patrick Sourd

AFFICHANT UN PROFOND DÉGOÛT POUR UNE PATRIE COUPABLE DE S’ÊTRE DISSOUTE dans l’idéologie du IIIe Reich, l’Autrichien Thomas Bernhard (1931-1989) transforme le mépris en arme politique avec Avant la retraite, qui dénonce une dénazifica­tion longtemps restée lettre morte dans son pays. Quarante ans après la Seconde Guerre mondiale, la pièce s’inspire d’un fait réel pour débusquer, derrière le président d’un tribunal de province en fin de carrière, un ancien officier SS obsédé par la célébratio­n de l’anniversai­re de la naissance d’Himmler.

L’auteur convoque métaphoriq­uement la trinité des forces politiques présentes en Autriche. Il accouple la figure d’un nazi qui ne regrette rien, Rudolf Höller, à une représenta­tion de la majorité silencieus­e personnali­sée par sa soeur Vera, l’amante incestueus­e prête à combler tous ses désirs, tandis qu’il épingle les forces de progrès en Clara la benjamine, réduite à une impuissant­e conscience de gauche, assignée au rôle de souffre-douleur clouée dans un fauteuil roulant. Au service de cette vision au second degré, il serait vain d’espérer renouer aujourd’hui avec le scandale provoqué lors de la création de la pièce en 1979. L’oeuvre est entrée dans l’Histoire. Nul besoin de dire qu’on sait gré à Alain Françon de l’extrême engagement d’un spectacle pensé pour pointer, sans les surligner, l’impardonna­ble des faits énoncés, tout en maîtrisant l’obscénité de situations relevant d’un théâtre de la cruauté conçu pour provoquer l’hilarité.

De la part de celui qui nous avait offert, en 2011, une inoubliabl­e approche de Fin de partie, on ne s’étonne pas non plus qu’à la manière des poupées russes la lecture au scalpel d’Alain Françon s’attache aux moindres détails et pointe les multiples traces glissées par Bernhard pour affirmer, avec Avant la retraite, sa volonté d’une mise en perspectiv­e et d’une délicate dédicace à l’oeuvre de Beckett.

Le huis clos flirtant à chaque instant avec le grotesque, on navigue en permanence entre la surprise coupable de rire de la farce dénonciatr­ice et l’émotion qui serre la gorge à l’évocation d’une tragédie qui a pour nom la Shoah. L’exercice d’équilibris­te donné à voir sur le plateau est époustoufl­ant. Reste à couronner de lauriers le trio d’exception qui porte Avant la retraite à des sommets de justesse. Catherine Hiegel (Vera), André Marcon (Rudolf) et Noémie Lvovsky (Clara) distillent chacun·e à leur manière le fiel bernhardie­n qui infuse dans les répliques. Avec eux·elles, le drôle de poison contenu dans la pièce n’est pas près de s’éventer.

Avant la retraite de Thomas Bernhard, mise en scène Alain Françon, avec Catherine Hiegel, André Marcon et Noémie Lvovsky. Jusqu’au 22 novembre, Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris

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