Tout est gore
Au Confort Moderne de Poitiers, DARJA BAJAGIC développe une histoire de la violence avec une litanie d’images venues du porno ou du fait divers pour une exposition aussi turbulente que dérangeante.
TOUTE SOCIÉTÉ DONNÉE OSCILLERAIT ENTRE DEUX PÔLES : UNE CENSURE D’IMAGES OU UNE CENSURE D’IDÉES. Bien sûr, de censure, on aimerait qu’il n’y en ait point, mais pour l’analyse des régimes esthétiques contemporains, ce voeu pieux ne se révèle pas très utile. Alors, censure d’images ou d’idées ? Cette question, l’exposition de Darja Bajagic l’embrasse goulûment. Elle s’y contemple et elle s’en pare, comme d’un ornement déliquescent ou d’un bijou au raffinement cruel. Intitulée GOREGEOUS, par une coagulation lexicale renvoyant à la “splendeur sanglante”, elle rassemble au Confort Moderne de Poitiers une quarantaine d’oeuvres de l’artiste née en 1990 en ex-Yougoslavie et aujourd’hui installée à Chicago. Sa première exposition institutionnelle permet d’abord de prendre la mesure de ses obsessions : s’y retrouve éclatée au mur une litanie de symboles extraits de leur circulation médiatique, internet, fanzines ou journaux, qui tous ont trait à la pornographie ou à la violence, historique ou contemporaine.
A partir de ces images maudites qui brûlent la rétine pour s’imprimer immédiatement, et involontairement, sur le cortex du sujet exposé, Darja Bajagic opère un travail de collage et de brouillage. Il s’agit alors pour elle de les rendre à nouveau regardables, c’est-à-dire de réintroduire le temps long de la contemplation artistique plutôt que le flash instantané du degré zéro de l’image. Nourrie d’histoire de l’art et d’iconographie religieuse, l’artiste passée par la prestigieuse Yale School of Art (ça se passera mal,
nous y reviendrons) mobilise différents procédés permettant de déliter l’efficacité originelle. Chez Bajagic, les superpositions s’annulent plutôt qu’elles ne s’augmentent, que ce soit par la surcharge de symboles qui oblitère le message au profit des propriétés formelles, ou alors par la superposition de couches de peinture et de sérigraphie, où la matérialité contrecarre la logique du flux. Comme on le découvre avec GOREGEOUS, qui parcourt ses dix dernières années de travail, le choix des motifs qu’elle prélève suit néanmoins certaines lignes de force – elle-même préfère d’ailleurs parler d’“emprunt”, manière de souligner qu’elle n’en fait qu’un usage temporaire au sein de ses propres narrations, tout en tentant de ne pas oblitérer la référence à leur contexte original.
Dans la série qui la fera connaître, ce sera la pornographie, qui, à Yale, verra s’indigner son professeur, l’historien de l’art Robert Storr, qui la taxera de folle et lui conseillera d’aller voir un psy aux frais de l’école. Puis, dans les plus récentes, les sources manipulées voient l’arrivée d’une iconologie occulte qui puise autant du côté de sectes slaves que des faits divers. Pour les premières, Darja Bajagic
GOREGEOUS constitue en quelque sorte une mise à l’épreuve des différents mécanismes de la censure
n’a jamais été censurée ; pour les secondes, elle a été indirectement mais non moins violemment prise à partie. Début septembre 2018, la Greenspoon Gallery à New York annonce la veille du vernissage qu’elle annule son duo-show consacré à l’artiste et à Boyd Rice. Plus connu comme musicien du groupe de noise NON, il est soupçonné de sympathiser avec des groupes suprémacistes blancs tout en se disant lui-même apolitique. L’affaire est largement relayée et discutée, tant et si bien qu’au Confort Moderne, les deux commissaires Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou ont fait le choix d’intégrer au parcours les oeuvres de Boyd Rice issues de l’exposition polémique. La partie se détache du reste du parcours sur fond noir pour l’en distinguer, mais il n’empêche que l’épisode apporte un élément contextuel clé à la compréhension du corpus de Darja Bajagic, moins au vu de ses oeuvres que de leur réception.
A voir celles de Boyd Rice, petites choses abstraites noires et blanches relativement inintéressantes, on se dit qu’il aurait été plus logique que les détracteur·trices s’en prennent à l’autre artiste, celle qui, pour sa part, exhibe joyeusement éjaculations faciales, chèvres satanistes et enfants disparus – elle sera visée, mais pour ne pas s’être dissociée de lui. Alors, au Confort Moderne, GOREGEOUS, accroché par séries et ensembles chronologiques, constitue en quelque sorte une mise à l’épreuve des différents mécanismes de la censure. L’algorithme Instagram s’alarmerait des contenus pornos, le quidam se scandaliserait des faits divers et images de guerre et le monde de l’art, lui, ne regarderait pas vraiment les oeuvres : il aurait d’abord besoin de consulter la notice biographique des artistes avant de se prononcer.
GOREGEOUS de Darja Bajagic jusqu’au 19 décembre, Confort Moderne, Poitiers