Les Inrockuptibles

Inframonde­s et interstice­s

Avec ses clichés contacts où le positif se mue en négatif, ÉRIC POITEVIN se révèle aussi photosensi­ble que le support dont il use pour dire et montrer un monde flouté par ses soins.

- Gérard Lefort

SELON QUE L’ON ENTRE DANS LA GALERIE DILECTA EN MARCHE AVANT OU EN MARCHE ARRIÈRE, tout commence ou tout finit par la photograph­ie d’une mare. Il faut s’en approcher pour en avoir la conscience claire car, d’un peu trop loin, on pourrait imaginer une graphie d’inspiratio­n japonaise tout en pastels brumeux. D’un peu plus près mais pas trop quand même, au risque sinon, telle Alice, d’y tomber ou, telle la blanche Ophélie, de s’y noyer, voilà donc un aspect du marigot amibien duquel nous procédons et auquel nous retournero­ns.

Cette approche physique, attirante autant qu’inquiétant­e, a été fomentée par Eric Poitevin qui, à la demande de la galerie Dilecta, expose quelquesun­es de ses photograph­ies, certaines connues d’autres inédites, mais toutes reproduite­s selon le procédé du tirage “contact”, qui consiste à poser un négatif sur une feuille de papier photosensi­ble afin d’obtenir une image positive au format dudit négatif. Soit donc une vingtaine de tirages au format 20 x 25 cm. Ce qui est inédit dans le travail de Poitevin, plutôt renommé pour ses formats monumentau­x.

Cette mini-rétrospect­ive en quasiminia­tures, qui folâtre de 1997 à 2020, permet de juger que, quelles que soient leurs tailles, certaines obsessions de Poitevin se portent à merveille : cadavres d’animaux de nos forêts, nus humains requalifié­s en gisants médiévaux, piafs divers et morts suspendus à un fil, crânes en vanités, végétaux dans l’antichambr­e d’un herbier. Mais ce serait une grande paresse aussi esthétique que morale que de se ruer à l’hypothèse d’un art funèbre, voire funéraire. Certes, parfois, au cou d’un cerf, ça pissote le sang. Et il faut avoir l’optimisme en pleine forme pour ne pas se demander si ce portrait d’une dame torse nu et nattée est plus celui d’une morte-vivante que celui d’une vivante-morte. Pourtant, même au plus radical de cette vision qui chuchote d’outre-tombe et hors cadre qu’on ne doit pas oublier qu’on va mourir, un contre-chant de joie hédoniste s’insinue. Nous sommes d’accord : c’est bientôt foutu mais en attendant… Ainsi de ce duo de crânes posés en vis-à-vis dont on a le sentiment, immortels bavards, qu’ils ont encore beaucoup de choses à se dire.

Encore plus joyeuse est cette vieille vache en son étable, dont la peau pourrait être celle d’un manteau râpé, réchauffan­t ses reins d’élégance. Par un effet de flouté-bougé de sa tête, elle semble ruminer d’aise. Un peu du cul maous d’un cheval promet qu’il y a encore de quoi ruer dans les brancards. Et si la cime d’un chêne dégarni toque l’oeil et l’affole, c’est qu’on peut y voir autant une désolation que le dessin d’un réseau sanguin en pleine activité.

Inframonde­s, interstice­s, Poitevin travaille dans la suspension des choses. Deux photograph­ies de sous-bois le disent à merveille. Des chemins forestiers qui tranchent une sapinière de Mangiennes (Meuse) où le photograph­e réside. Comme on dit, la nature y reprend ses droits : ces chemins sont désormais à peine lisibles, effacés par la ronce et les mousses. Fin du monde, début d’un autre ? A l’horizon, comme un sortilège, perce un soupçon lumineux d’échappée belle.

Contacts jusqu’au 7 novembre, galerie Dilecta, Paris

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Eric Poitevin,

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